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LES MÉMOIRES D’UN IMMORTEL

heureusement l’usure. Il a le chef moisi, mais sa redingote est fringante, son gilet est de fantaisie, son pantalon plissé au fer et des guêtres blanches revêtent la craquelure des souliers vernis. Il tient, d’une main agitée d’un tremblement spasmodique, un canotier neuf, largement bordé de rouge. Il est le joyeux Jojo. Il est hilare et abject. Il est le créateur de Lucienne.

Il l’est indéniablement. Campé sous le portrait de sa fille, je retrouve en sa trogne avilie, trait pour trait, le masque angélique de Lucienne. Les mêmes yeux, le même plissements des lèvres s’avouent sous sa déformation. Ah ! que ne l’ai-je connu avant elle ! Je ne me fusse pas remarié, Tornada n’aurait pas eu à me piquer.

De quelle basse alcôve sortait-il, ou de quel bouge ? De quel relent d’alcool ou de patchouli, que, ne pouvant respirer, je ne pouvais définir, venait-il diversifier l’odeur fade de mes bougies mortuaires… Je ne sais, mais il émanait la volupté poisseuse.

Il resta cependant empoigné par mon décor funèbre.

— Tout de même, ce qu’on est peu de chose !… exhala-t-il, avec la compassion qu’on doit à un frère en humanité, qui meurt sans avoir connu les splendeurs de la crapule.

Il s’aperçut seulement alors de la présence d’un étranger. Il inclina la tête. Ségur 102-90 riposta d’identique façon.

— J’oublie de vous présenter… fit Lucienne. M. Guy Prinjard ; M. Joseph Tirolle, mon père.

Les deux hommes se resaluèrent à nouveau.

— Monsieur est de la famille ?… s’enquit Jojo.

— Non. Un ami, tout simplement.

— Un ami de ?… approfondit Jojo, en me désignant.

— Non, un ami à moi.

— Ah ! bien… enchanté, monsieur, de vous rencontrer en d’aussi tristes circonstances.

Une chaude poignée de mains scella leur sympathie sur ma dépouille.