J’en éprouvais bientôt une grande fatigue, comme lorsque j’avais veillé fort tard, sous la lampe de ma table de travail. Mes yeux intérieurs papillotaient. Quelques préoccupations voletèrent encore dans ma cage crânienne. Elles n’avaient heureusement plus l’envergure des précédentes. Elles s’attachèrent à de petits détails de ma vie suspendue : un traité avec mon éditeur, un article critique sur mon œuvre. Mais un dépit — c’était bien humain — me ranima subitement : Firmin Tardurand, mon seul concurrent sérieux au fauteuil Titon, Firmin Tardurand, ce rimailleur, ce pied-plat du roman, serait élu dans trois jours, à ma place.
Il se carrerait pour moi ! il occuperait mon siège ! il respirerait mon encens !… juste récompense de trente années de courbettes, de génuflexions, d’indignes adulations aux puissants de la Coupole : mais profonde amertume pour le cadavre que j’étais.
Allons, à quoi bon me tourmenter de ces petites misères, si j’en suis à mes derniers spasmes cérébraux ! Savoir qu’on est mort, voilà qui vous rend philosophe, voilà qui vous socratise !… Ne suis-je pas un poète, un demi-dieu, doué de la faculté créatrice des décors souriants parmi les pays fastueux où je vais mettre pied ?
Et j’en crée encore, je participe à des légendes. J’entre aux Champs-Elysées. Des ombres passent. Voilà Caron, le nocher ; voici Orphée, Orphée aux Enfers, et la danse macabre. Je flotte, je pivote, sans efforts. Cela est très doux de ne plus sentir sa matière. Pourquoi les hommes s’acharnent-ils à vivre ?… Ah ! s’ils pouvaient goûter au nirvana du néant, à l’ivresse de descendre dans le gouffre, après l’inutile et fastidieuse montée !…
Mademoiselle prie toujours. Les flambeaux veillent… La course du flambeau… oui, j’achève la mienne… Ninette… Orphée aux enfers… Morphée… la jolie rime !… retenons-la… si je revivais jamais…
Je m’endors…