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LES MÉMOIRES D’UN IMMORTEL

à notre droite, un individu, un étranger, teint bronzé et yeux braisillants, quelque seigneur d’Argentine me semblait-il, se retournait sans cesse et la lorgnait insolemment.

Ce manège ne pouvait m’échapper,

— Vous connaissez ?

— Absolument pas.

Mais elle se pavanait pour lui. Elle acceptait d’avance. Les femmes disent oui, sans regarder un homme. J’aurais dû ne pas lui laisser étouffer mes questions sous des baisers, quand je les renouvelai, de retour à la maison.

Le souvenir de cet homme, jamais revu, me hante.

Je suis sûr, maintenant, sûr !… Mais pourquoi cette jalousie posthume !… Chassons ces lettres anonymes, chassons ce passé ! Qu’importe ! le présent est autrement troublant !…

Car je me demande : suis-je vivant ?… suis-je mort ?…

Et j’inaugure une terrifiante controverse.

Mon cœur ne bat plus, ma poitrine ne se soulève plus, mes membres sont inertes, mon visage est livide. Je produis l’effroi de la mort. Tornada se comporte comme si je n’existais réellement plus. Il a diagnostiqué ma fin devant tous. Il a fait ma dernière toilette. Il a commandé mon cercueil.

Voyons !… Aurait-il commis ce crime abominable d’instiller dans les veines de son meilleur ami un poison mortel, afin de satisfaire son mal de science, afin de constater que la fonction intellectuelle est indépendante des autres fonctions organiques et que le cerveau joue encore, alors qu’il n’est plus entretenu par les apports de l’être ?… Je croyais, jusqu’à présent, que les réactions physico-chimiques de l’encéphale, qui engendrent la pensée, s’arrêtaient dès la dernière pulsation du cœur, dès le dernier souffle de la poitrine. Mais pourquoi le cerveau ne jouirait-il pas, en effet, de son autonomie, comme les ongles, comme le système pileux ?… Et puis, en science, l’exactitude d’aujourd’hui est l’erreur de demain !