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LES MÉMOIRES D’UN IMMORTEL

bardée dans le cerveau et vous refroidit en cinq sec.

Je ne m’expliquais pas comment ce langage de carabin à l’amphithéâtre n’inspirait pas tout de suite à Lucienne que mon décès n’était qu’une mauvaise farce. On ne s’exprime pas sur ce ton devant un mort. Mais ma femme savait les façons vulgaires de mon ami et que, pour lui, tout être humain n’était que matière à disséquer. J’ajoute, pour parer d’avance à la surprise de mes lecteurs, qui s’expliqueront mal, ultérieurement, un manque de respect pour ma dépouille et l’étalage cynique, dans ma chambre mortuaire, des plus basses passions, j’ajoute que la compagnie qui évolua autour de moi fut exceptionnelle. Je n’ai pas à le déplorer, puisque j’en retirai un enseignement particulièrement salutaire. Mais j’avertis.

L’allure plaisante de Tornada éveilla quand même le doute de ma femme :

— Vous êtes bien sûr qu’il n’est plus ?… questionna-t-elle.

— Aussi sûr que je vous vois admirablement vivante.

— Ce n’est pas une syncope ?

— Oh non, il y a longtemps qu’il en serait sorti.

— Je ne puis donc garder aucun espoir ?

— Aucun.

— Que je suis malheureuse !…

Je crus qu’elle allait renouveler ses lamentations. Mais elle était à bout de forces.

Elle soupira :

— Si seulement je pouvais pleurer !…

— N’essayez pas. Les grandes douleurs sont américaines. Je veux dire qu’elles sont sèches. Du pur extra dry, les grandes douleurs. On en boirait…

Il dut rire à ce moment, car une sorte de gloussement, qui lui était spécial, accompagna cette absurde comparaison.

Il le renfonça dans son gosier et reprit :

— Il va falloir maintenant penser aux funérailles.