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LES MÉMOIRES D’UN IMMORTEL

Quelle était cette femme ?

Ce n’était pas Lucienne : mon amour me l’eût révélée.

CHAPITRE III

Je fus abandonné quelque temps encore. Ma pendule égrena huit coups. Je m’en étonnai. La précipitation des événements avait rétréci le temps. Et ma femme n’était pas encore rentrée.

Enfin ! un brouhaha du côté de la galerie, des pas précipités dans le couloir, l’irruption de plusieurs personnes dans ma chambre, et ma bien-aimée se jette sur moi ! Elle pousse des cris déchirants, elle m’étreint, elle me caresse le visage de ses mains encore gantées. Elle m’appelle des noms les plus tendres, en maudissant le destin, en le suppliant de me rappeler à la vie, pour qu’elle ne restât pas seule, abandonnée, résolue à mourir bientôt pour me suivre. En vérité, je ne sentis pas qu’elle mêlât sur ma face des pleurs à ses bruyantes lamentations ; mais les plus profonds désespoirs se dispensent souvent de larmes et chacun les manifeste suivant sa nature et quelque fois suivant ses empreintes professionnelles. Ayant passé par le théâtre avant de devenir ma compagne, ancien premier prix de tragédie au Conservatoire, il n’était pas surprenant que Lucienne donnât une physionomie dramatique à sa douleur et qu’elle exprimât avec emphase ce que d’autres auraient noyé dans le silence. N’importe, je frémissais à ses accents, je m’enivrais de ses éclats, je la jugeais toujours l’attache souveraine de mes jours vieillissants et je maudissais le fantasque Tornada, provocateur de sa torture.

Eh bien, le croiriez-vous, il était là, le monstre !… il avait eu l’audace, ayant rencontré ma femme à la porte, de la suivre dans ma chambre et il assistait froidement à son œuvre néfaste !…

Il l’arracha à mon corps, la fit asseoir, la consola :