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LES MÉMOIRES D’UN IMMORTEL

— Ne coupez pas !… priait Anna.

Et elle continuait :

— Que Madame ne s’inquiète pas… Je vais tout arranger pour le mieux… Oui… oui… Oh ! non, le pauvre monsieur ne se sera douté de rien… Que Madame ne se presse donc pas : il est toujours temps d’avoir des ennuis… Non, Madame, personne n’entrera… Mlle Robin, encore moins. Celle-là, je m’en garderais bien, on la connaît !… oui, elle est aux Tuileries, avec la petite… Mme Godsill ?… Oui, Madame… j’allais justement prévenir Madame qu’elle a téléphoné qu’elle ne verrait pas Madame aujourd’hui. Elle doit être où Madame sait… Entendu, Madame, je vais lui téléphoner… À quelle heure faut-il lui dire que Madame passera la prendre ?… Sept heures, c’est compris.

Et la voix subitement changée, confuse :

— Oh !… oh !… Madame est trop bonne !… Madame me comble !… je ne quitterai jamais Madame ! Merci, Madame !…

Et cet étonnant dialogue à travers l’espace — monologue par ici, mais qui me révélait, sans ambiguïté possible, la pensée de celle qui parlait là-bas — s’achevait sur un petit clic moqueur de l’appareil.

Étonnant dialogue… Non point que je sentisse fléchir ma confiance en ma femme. Mais mon sens d’analyse m’offrait quatre points d’interrogation, en face de quoi l’esprit d’un romancier, de n’importe quel romancier, fût-il un romancier pour midinettes, pouvait trouver matière à s’exercer. Suivant ma méthode, je sériai les questions. Pourquoi Lucienne n’était-elle pas là où elle m’avait dit qu’elle serait ? Pourquoi cet événement, capital je pense, dans la vie d’une femme aimante : la mort de son mari, ne la faisait-il pas accourir immédiatement auprès de moi ? Pourquoi m’avait-elle affirmé qu’elle devait prendre le thé avec Mme Godsill, alors que le coup de téléphone à Anna, que celle-ci se proposait de transmettre au Ségur 102-90, n’indiquait pas du