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celle du grand vers tragique, élégiaque ou lyrique, soumise à l’artifice fondamental de la rime, à ces douceurs du rythme qui me bouleversaient.

Deux des sœurs de ma mère me remplissaient d’admiration pour la beauté et la majesté de leur taille. L’aînée surtout, par la grâce de son visage, me ravissait. Mais ni l’une ni l’autre ne savait comme leur cadette, ma marraine, petite et qui boitait, me retenir indéfiniment attentif : il lui suffisait de se mettre à me déclamer une pièce étonnante intitulée Pigeon vole :


La lune m’entendra, la lune est une femme
Qui cherche quelque chose et qui parcourt les cieux.

Quand l’homme est endormi, la lune solitaire
Sème les champs de l’air de magiques couleurs ;
C’est la reine des nuits, c’est le dieu du mystère
Qui fait parler, le soir, les arbres et les fleurs.


« Avez-vous vu s’ouvrir un buisson de belles-de-nuit ? Avez-vous vu perler les premières étoiles ? » Je ne puis comparer qu’à ces éclosions naturelles l’effet magique du Nocturne en simili-lamartinien sur l’éveil de mon imagination consciente ! J’ai retrouvé, il y a peu, le texte complet de Pigeon vole, recopié sans nom d’auteur dans un beau cahier vert. Le poème, que je crois pouvoir imputer à Mme Anaïs Segalas, y figure à la suite d’une chronologie en alexandrins mnémoniques. Mais, bien avant la découverte et sans secours de mnémonie, ces grands vers avaient continué leur vie dans mon souvenir, ils n’avaient pas bougé des profondeurs auxquelles les avait déposés le débit mélancolique et grandiloquent de ma tante Félicité.

Je pouvais bien avoir quatre ans. Mais, à l’heure où j’écris, ai-je plus ? ai-je moins ? voici les syllabes chantantes qu’on égrène comme il me plaît. J’écoute, et redemande : « Pigeon vole, marraine, dis ? » Puis, attachant un œil stupide sur la rainure du parquet,