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LES MÉMOIRES D’UN IMMORTEL

— C’est vot’ singe…

— Il est malade ?

— Mieux que ça : il a passé.

— Oh là, là !… et Madame qui est absente !… Non ! ce qu’elle va être épatée.

Je m’attendais à un autre accueil, notamment en ce qui concernait la surprise de ma femme, qui n’avait jamais modéré devant la soubrette ses témoignages d’affection pour moi. Mais on ne pouvait exiger de cette fille qu’elle employât des expressions littéraires tout à fait appropriées et quand elle prononçait : « épatée », cela voulait évidemment signifier : « déchirée, torturée ».

On me laissa étendu dans l’antichambre, le temps de raconter l’histoire, de prendre un verre de vin pour se remettre des fatigues d’un transport par cette température — j’ai oublié de dire que le mois de juin s’achevait dans une chaleur torride — puis de changer les draps de mon lit. Les pas se précipitaient dans les couloirs, des armoires s’ouvraient. Braves gens ! comme ils se démenaient pour moi et que je regrettais de ne pouvoir les remercier d’un bon pourboire !… Ce serait pour plus tard.

N’importe : j’étais chez moi, dans mon home, dans mon usine cérébrale, au voisinage de mes manuscrits, de mes livres, de mes précieuses collections et j’avais si souvent chanté l’âme des choses que je pouvais m’imaginer que mes bibelots me retrouvaient avec une satisfaction égale à la mienne. Ce consentement soupçonné, en satisfaisant aussi ma mentalité de propriétaire, me fit prendre patience.

Au bout d’une demi-heure que je stagnais là, mes déménageurs revinrent :

— À toi la tête ; à toi les jambes ; à moi le reste… dit à ses collaborateurs le valet de chambre.

Mais le concierge, qui était taillé en hercule et que le coup de vin excitait à en faire étalage, prétendit me porter tout seul :

— Vous n’êtes que des astèques. Laissez-moi faire.