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tume que cette douceur recouvre, elle compte pour rien quand elle est bien cachée : je dois dire qu’elle le fut supérieurement pendant ces années de délices.

Un mot dira tout : mes yeux s’ouvrent, et le monde visible verse en se révélant je ne sais quelle fête de surprise enchantée. Quelquefois, et je le vois bien, mes bons parents me raillent pour l’impatiente avidité de ma joie, mais à d’autres moments cela fait dire à leur tendresse que « le petit est intelligent ». Pas du tout. Il veut vivre, s’emparer, s’assurer d’une multitude de biens. Il est tout yeux, tout âme pour les astres, la mer, les prairies, les vergers, les vignes et les blés, un peu ivre de tout ce que lui manifestent la terre et le ciel.

Mais, de ces douces félicités du regard il n’y en a pas une que je puisse revoir ni me rappeler en silence. Même aujourd’hui, elles reviennent comme elles m’arrivèrent, précédées et suivies d’une mélodie continue ; chacun des mouvements que je surprends ou j’imagine sur le palier supérieur où marchent les grandes personnes affecte aussi les apparences d’un chœur perpétuel, soutenu de concerts qui ne s’arrêtent pas. Autant l’avouer tout de suite : je rêve de la vie comme d’une salle de bal, et n’ai pas souvenir d’une seule minute où ma joie et ma peine aient cessé de dépendre de la rumeur chantante qui se noue, se dénoue, autour de mon berceau ou de mon petit lit.

Tout à fait différent en ceci de ma mère, grande liseuse, mais qui fredonnait à peine, mon père était véritablement possédé de la danse et du chant. Il m’avait annoncé l’arrivée de mon jeune frère en chantant et en dansant. Mon frère aîné étant mort avant ma naissance, j’avais les mœurs du fils unique et regardais d’un œil jaloux le petit rival nouveau-né : que de caresses maternelles perdues pour moi ! Mon père me prenait la main : « Allons, viens, disait-il, nous sommes les hommes ! » Si je traînais un peu, il me faisait sauter et rire au moyen d’une vieille petite chanson que j’ai retrouvée depuis dans l’Itinéraire