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On l’a laissée, elle et ses enfants, mais à chaque moment elle peut être expulsée elle aussi. J’ai eu hier un entretien avec Maria Arkadievna. Elle me conseille de m’adresser à Grigori Raspoutine qu’elle connaît. Celui-ci doit arriver ces jours-ci à Moscou, et habiter chez ses amis les Riechetnikov. J’ai beaucoup entendu parler de lui ; on dit qu’il dirige la Russie, que tout dépend de lui, que les destinées de l’Empire russe sont entre ses mains. On ne décide aucune question gouvernementale sans le consulter.

Comme c’est étrange, quelle fabuleuse destinée que celle de ce moujik simple et inculte ! Je ne comprends rien. D’où vient sa force ? Il est « extraordinaire », me dit mon amie, et tout-puissant. Que faire ? Faisons sa connaissance. Si même je n’aboutis à rien, je suis curieuse de le voir.

25 mars.

C’est aujourd’hui. Dès le matin Maria Arkedievna m’a téléphoné : « Raspoutine est chez moi. Venez déjeuner ». Dès midi j’étais chez elle. Quand je suis entré, tout le monde était assis à une table luxueusement servie. J’ai de suite reconnu Raspoutine. Par les récits qu’on m’avait faits de lui, j’avais une idée de ce qu’il était. Il avait une roubachka blanche, en soie, toute brodée. Barbe brune, visage où s’exprimait la surprise, avec des yeux gris, insistants et profonds. Ces yeux m’ont frappée. Ils vous pénètrent, comme s’ils voulaient d’un coup aller au fond de votre âme, et ils vous regardent avec une telle force que l’on se sent comme mal à l’aise.

On me fit asseoir à côté de lui. Il me regarda fixement et avec une grande attention, puis soudain, sans le moindre préambule, me tendit un verre rempli de vin rouge et me dit « — Bois ! » J’avais déjà remarqué qu’à tous, vieux ou jeunes,