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— Elle n’est pas chrétienne, Seigneur, elle n’est pas chrétienne ! Elle adore toujours les Immortels. Vois, elle va sacrifier, je te le jure !

Il avait pris la main d’Eutychia. S’efforçant d’y introduire quelques grains d’encens, il la traînait jusqu’à l’autel.

— Laisse-toi faire, malheureuse ! Puisque je t’y oblige, tu n’y es pour rien.

Il lui maintenait le bras au-dessus de la flamme, quitte à la brûler, à se brûler lui-même. Son visage respirait un désespoir furieux. C’était un vieil homme, simple et bon ; il avait passé sa vie aux pieds de cette enfant unique, seul bien qu’il estimât au monde. Elle se dégagea si rudement qu’il dut reculer jusque dans la foule. Non, elle ne sacrifierait pas, elle ne signerait pas la formule ; elle avouerait avoir détourné les livres, volé l’Empereur, qui était un voleur ; elle se glorifierait de sa conduite. Son cœur était brûlant d’enthousiasme, son visage immobile et froid. Déjà elle vivait hors du monde, assurée, au prix du martyre, d’un bonheur inouï, céleste, éternel. C’était la même foi qui tout à l’heure enflammait les Donatistes, épurée dans une âme noble.

Pérégrinus la connaissait bien. Il savait quelle amitié sa fille lui portait. Revenant à la modération, même à la bienveillance :

— Jeune fille, tu as agi sans discernement, ton acte est grave. Je ne saurais l’absoudre… mais il te reste le droit d’en appeler à l’Empereur, qui statuera dans sa toute-puissance, et, tu peux l’espérer, dans sa miséricorde. Il suffit pour l’instant que tu fasses amende honorable pour une erreur où des méchants entraînèrent ta jeunesse. Sacrifie donc : ton vénérable père t’y engage.

— De quel Empereur parles-tu ? répondit Eutychia d’une voix passionnée. Je ne le connais pas : ce vieux fou, qui a des varices, qui vomit