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ces croyances, d’autre part, peuvent suffire aux besoins des hommes.

— Tu crois ? fit Céphisodore.

Il était, à eette heure, doucement et parfaitement ivre, lucide et délirant tout à la fois.

— Tu crois ?… Tu te trompes, Théoctène : le monde ne saurait plus accepter tes dieux d’Asie et d’Égypte. Il a des scrupules nouveaux, des soucis de pudeur ridicules. Le moyen de vénérer Isis comme une vierge, alors qu’on sait qu’elle courait la terre à la recherche du membre fécondant du divin Osiris ? Les nouveaux dieux, comme ceux de notre Olympe, ont le malheur d’avoir un passé. Le dieu des chrétiens n’en a pas. On ne sait rien de lui. La légende qu’on lui peut faire, qui peut-être est déjà faite, pourra se trouver conforme aux nouvelles délicatesses où sont parvenus les esprits. Toutefois, il paraît qu’on lui attribue un père, le dieu des juifs, je crois ; mais justement il se trouve que celui-ci n’a jamais eu de femme, ni de femmes ; il n’a pas même de figure, pas d’histoire. On en pourra faire tout ce qu’on veut : l’avenir est à lui. Tous crièrent dans un grand rire :

— Fais-toi donc chrétien, Céphisodore ! Bois encore un coup, et fais-toi chrétien !

Il contempla les traces huileuses que laissait dans sa coupe un vieux vin de Crète, épais comme une liqueur.

— De vous tous, je suis le seul qui ne le pourra jamais devenir. Car même toi, Philomoros, c’est à l’Empire que tu tiens, plus qu’aux dieux, et après avoir sacrifié les chrétiens à l’Empire tu serais capable de sacrifier l’Empire aux chrétiens, dans l’espérance de le conserver : de même qu’on pose un joug repeint au front d’un vieux bœuf à vendre. Mais moi ! Je suis plus et moins qu’un poète : un homme qui aime les poètes. Toi, tu n’es qu’un philosophe… Et je