Page:Les œuvres libres - volume 1, 1921.djvu/120

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’origine syrienne, l’autre blonde, gigantesque et molle, issue d’une mère frisonne jadis vendue en Grèce par un de ces capitaines marchands qui faisaient métier d’aller, jusque dans les îles de mer germanique, acheter l’ambre, l’ivoire marin — et des captifs, quand ils en trouvaient. Attablées avec le maître des machines et le surveillant du plus voisin pressoir à huile, elles buvaient d’un gros vin de Rhodes, et crachaient des noyaux d’olives, servies par la femme d’Agapios, chrétienne comme son mari, et qui considérait avec une indifférence professionnelle le scandale de leurs attitudes et de leurs propos.

Théoctène donna ; ordre qu’on accommodât les poissons, il commanda le meilleur vin. Les Cappadociens accroupis sous l’auvent de bois extérieur, sorte de pergola rustique où s’enlaçaient des vignes, furent régalés de poutargue cyrénaïque et de vin de Rhodes. Comme allait s’achever ce repas nocturne, Théoctène, non sans un certain étonnement à cette heure tardive, vit pénétrer dans l’auberge le courtier Elisaphat, grécisé sous le nom d’Aristodème, mais demeuré l’un des membres les plus importants de la communauté juive de Corinthe. Car les Juifs, dès cette époque ; se renfermaient, dans la ville, en un quartier réservé ; on disait « la nation juive » de Corinthe. Ils avaient leurs propres magistrats, jouissaient de privilèges spéciaux, tout en se tenant à l’écart des citoyens, de leur volonté comme de celle de l’Empereur. Et c’était comme si, n’appartenant à aucun pays, ne possédant plus de patrie depuis la chute et la destruction de Jérusalem, ce fût à la seule personne de César, ou de ses fonctionnaires, qu’ils acceptassent d’obéir, faisant payer leurs services et leur dévouement d’avantages lucratifs.

Le courtier sembla lui-même déçu, un instant, de trouver là des gens qui le pouvaient connaître.