Page:Les Œuvres libres, numéro 7, 1922.djvu/182

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Voyons ! voyons, docteur... cessez donc cette plaisanterie.

— Vous croyez que je plaisante ?

D’un bond, Tornada passait dans le cabinet de toilette attenant à la pièce ; et avec une force que je ne lui eusse jamais soupçonnée, il m’apportait, à bout de bras, une vaste glace laquée, qu’il maintint devant mon visage.

— Regardez !

O mon Dieu ! était-ce croyable !... le miroir reflétait un visage de femme, où brillaient mes yeux, où mon nez décrivait sa courbe, où mon menton présentait son dessin coutumier, mais où manquait la moustache, sans qu’elle laissât trace d’avoir été rasée, bien qu’il persistât un léger duvet ; tandis que mes cheveux bruns m’arrivaient jusqu’à la naissance du cou. Sur l’ensemble, une grâce, un charme, une délicatesse tout spéciaux aux femmes ; mon teint, d’ordinaire assez vif, se contentait d’être rose ; mes joues s’étaient amincies ; et mon front s’éployait, très pur, sans une ombre, sans une griffe, vers la chevelure.

Et je contemplais avec stupeur cet autre moi-même, disposé pour attendrir et charmer, car je ne pouvais pas, en cet instant où je faisais connaissance avec mon nouvel aspect, ne pas m’avouer qu’il présentait de la séduction.

— Eh bien, mignonne, êtes-vous satisfaite ?

Mignonne... Ce terme déclencha soudain en mon cœur un souvenir magnifique. Chose extraordinaire, et due sans doute à mon obnubilation d’une huitaine, qui avait fermé mon cerveau aux traces du passé, je n’avais pas encore songé à Rolande. Mais ce mot : mignonne, imprudemment émis par Tornada, ce mot, dont nous nous fussions bien gardés de faire la caresse de nos cœurs, m’inspira soudain l’épouvante que j’étais perdu pour elle, que notre amour venait d’expirer