Page:Les Œuvres libres, numéro 68, février 1927.djvu/362

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
356
ASIE

maritales, la troisième serait sans doute mon… chant du cygne…

Et si une de ces épouses d’Émir m’acceptait, que se passerait-il ensuite ? Je me le demandais avec moquerie. Serais-je tout de suite promu à quelque dignité, près du potentat, ou si je devrais travailler désormais d’un métier vil, sous la surveillance de Turcomans sans douceur. Serais-je sans espoir de jamais gagner Khiva ou Merv, et de me réfugier à l’ombre tutélaire de quelque maison diplomatique ?…

Autant d’énigmes parmi lesquelles j’errais comme Œdipe dans un escadron de sphinx.

Le temps passait Le soir rosissait l’atmosphère et effilait les cimes des arbres. Une brise sèche et parfumée agitait doucement les folioles. De petites rides passaient délicatement sur l’eau de la piscine, dont le fond de pierre veinée m’apparaissait clairement.

Pas un bruit ne s’élevait du pavillon de l’émir Seïd Mhamed Rahim. Autour de moi, sous leurs bonnets démesurés et pansus, les soldats ou gendarmes du petit souverain allaient et venaient sans bruit, avec leurs coutelas démesurés à demi hors des gaines et de ces regards obliques qui condamnent plus irrémédiablement qu’une levée d’écrou signée par Deibler.

L’ombre envahit doucement le jardin. Les murs paraissaient se dissoudre dans l’atmosphère et je pus enfin me croire au milieu d’un jardin démesuré, tout fait de parfums, de verdure assombrie et d’évocations perdues dans la nuit des âges : favorites des fils de Gengis-Khan ou de Timour le boiteux, filles des harems monstrueux et cruels de l’histoire, reines des Mille et une Nuits, esclaves des Lettres Persanes, toutes paraissaient venir à moi dans le décor du soir tombant, tandis que les gardiens de mon supplice se rapprochaient avec des mines d’anthropophages…

Et les minutes coulaient faisant des heures. Bientôt il fit nuit. Pas une lumière ne naissait autour de moi. Perdu dans l’ombre je pouvais me croire libre. Je savourais avec une sorte de triste délice la tristesse