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ASIE

vois pas du tout comment je pourrai revoir le monde civilisé.

Sans doute nos assaillants de cette nuit ignorent-ils ma disparition. En ce cas, ils ne me feront point rechercher.

Mais cela m’importe moins que de savoir si je puis gagner seul Khiva, la seule cité assez grande pour assurer à un Européen poursuivi la quiétude et la sécurité.

Je reste dans mon fossé, paisible et hésitant. Le sentiment de ma situation m’est en quelque sorte devenu asiatique. Je me sens poussé à dire le fameux « Mektoub » qui symbolise l’attitude philosophique des hommes de ce pays. J’accepte avec facilité la péripétie. Je ne suis même pas aussi inquiet que la raison l’exigerait. Une sorte de légèreté intellectuelle ne me fait pas, comme disent les Anglais, réaliser ma situation.

Le jour passe. De temps à autre je me relève et vais avec soin surveiller les horizons, toujours muets et vides.

Je n’ai pas faim, mais il me faudra manger. Quoi et comment ? Je fais mon inventaire. J’ai des allumettes, chose inestimable. J’ai un magnifique couteau turcoman, damasquiné, ma foi, et d’acier bleu. C’était certainement un notable que l’individu auquel j’ai fait passer le goût du pain.

Brusquement je me décide à chercher ma nourriture dans cet étang. Peut-on y pêcher quelques poissons alimentaires ?

Je m’approche, oubliant ma prudence. Comment pêcher ?

Soudain j’entrevois, à cent pas de moi, une gazelle précautionneuse qui vient boire. Elle ne m’a pas aperçu. Je suis immobile en méditation depuis vingt minutes.

Alors, sans plus réfléchir, je tire mon revolver. C’est le moment de vérifier si mon adresse est toujours bonne.