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JALOUSIE

bituellement on souffre peu de ces poisons tant que les gens sont « naturels ». En disant Babal, Mémé, pour désigner des gens qu’elle ne connaissait pas, l’ambassadrice de Turquie suspendait les effets du « mithridatisme » qui d’ordinaire me la rendait tolérable. Elle agaçait, ce qui était d’autant plus injuste qu’elle ne parlait pas ainsi pour faire mieux croire qu’elle était intime de « Mémé », mais à cause d’une indication trop rapide qui lui faisait nommer ces nobles seigneurs, selon ce qu’elle croyait la coutume du pays. Mais en y réfléchissant je trouvais à mon déplaisir de rester auprès de l’ambassadrice de Turquie une autre raison. Il n’y avait pas si longtemps que chez « Oriane » cette même personnalité diplomatique m’avait dit, d’un air motivé et sérieux, que la princesse de Guermantes lui était franchement antipathique. Je crus bon de ne pas m’arrêter à ce revirement : l’invitation à la fête de ce soir l’avait amené. L’Ambassadrice était parfaitement sincère en me disant que la princesse de Guermantes était une créature sublime. Elle l’avait toujours pensé. Mais n’ayant jamais été jusqu’ici invitée chez la princesse, elle avait cru devoir donner à ce genre de non-invitation la forme d’une abstention volontaire par principes. Maintenant qu’elle avait été conviée et vraisemblablement le serait désormais, sa sympathie pouvait librement s’exprimer. Il n’y a pas besoin pour expliquer les trois quarts des opinions qu’on porte sur les gens d’aller jusqu’au dépit amoureux, jusqu’à l’exclusion du pouvoir politique. Le jugement reste incertain : une invitation refusée ou reçue le détermine. Au reste l’ambassadrice de Turquie, comme disait la baronne de Guermantes qui passa avec moi l’inspection des salons « faisait bien ». Elle était surtout fort utile. Les étoiles véritables du monde sont fatiguées d’y paraître. Celui qui est curieux de les apercevoir doit sou-