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JALOUSIE

sement interprétée par celui qui souffre, il croit être anxieux à cause de la femme qui ne vient pas. L’amour naît dans ce cas, comme certaines maladies nerveuses, de l’explication inexacte d’un malaise pénible. Explication qu’il n’est pas utile de rectifier du moins en ce qui concerne l’amour, sentiment qui (quelle qu’en soit la cause) est toujours erroné.

Le lendemain, quand Albertine m’écrivit qu’elle venait seulement de rentrer à Épreville, n’avait donc pas son mot à temps, et viendrait, si je le permettais, me voir le soir même, derrière les mots de sa lettre, comme ceux qu’elle m’avait dit une fois au téléphone, je crus sentir la présence de plaisirs, d’êtres qu’elle m’avait préférés. Encore une fois je fus agité tout entier par la curiosité douloureuse de savoir ce qu’elle avait pu faire, par l’amour latent qu’on porte toujours en soi, je pus croire un moment qu’il allait m’attacher à Albertine, mais il se contenta de frémir sur place et ses dernières rumeurs s’éteignirent sans qu’il se fût mis en marche.

J’avais mal compris dans mon premier séjour à Balbec, et peut-être bien Andrée avait fait comme moi, le caractère d’Albertine. J’avais cru que c’était frivolité naïve de sa part si toutes mes supplications ne réussissaient pas à la retenir et lui faire manquer une garden-party, une promenade à ânes, un pique-nique. Dans mon second séjour à Balbec, je soupçonnai que cette frivolité n’était qu’une apparence, la garden-party qu’un paravent sinon une invention. La réalité se passait sous la chose vue par moi, de mon côté du verre qui n’était nullement transparent et sans que je pusse savoir ce qu’il y avait de vrai de l’autre côté. Un jour Albertine était en train de m’adresser les protestations de tendresse les plus passionnées. Elle regardait l’heure parce qu’elle devait aller faire une visite à une dame