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précaution inutile

brouillé. Sa bouche devenait amère. Il ne restait plus rien à Andrée de cette juvénile gaîté que, comme toute la petite bande et malgré sa nature souffreteuse, elle déployait l’année de mon premier séjour à Balbec et qui maintenant (il est vrai qu’Andrée avait pris quelques années depuis lors) s’éclipsait si vite chez elle. Mais j’allais la faire involontairement renaître avant qu’Andrée m’eût quitté pour aller dîner chez elle.

« — Il y a quelqu’un qui m’a fait aujourd’hui un immense éloge de vous, lui disais-je.

Aussitôt un rayon de joie illuminait son regard, elle avait l’air de vraiment m’aimer. Elle évitait de me regarder mais riait dans le vague avec deux yeux devenus soudain tout ronds.

« — Qui ça ? » demandait-elle dans un intérêt naïf et gourmand.

Je le lui disais et qui que ce fût, elle était heureuse. Puis arrivait l’heure de partir, elle me quittait, Albertine revenait auprès de moi ; elle s’était déshabillée, elle portait quelqu’un des jolis peignoirs en crêpe de chine, ou des robes japonaises dont j’avais demandé la description à Mme de Guermantes et pour plusieurs desquelles certaines précisions supplémentaires m’avaient été fournies par Mme Swann, dans une lettre commençant par ces mots : « Après votre longue éclipse, j’ai cru en lisant votre lettre relative à mes tea-gown, recevoir des nouvelles d’un revenant ».

Albertine avait aux pieds des souliers noirs ornés de brillants que Françoise appelait rageusement des socques, pareils à ceux que, par la fenêtre du salon, elle avait aperçu que Mme de Guermantes portait chez elle le soir, de même qu’un peu plus tard Albertine eut des mules, certaines en chevreau doré, d’autres en chinchilla et dont