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hâtives et très faibles. Et pourquoi écrire ? Si j’étais législateur, je ferais promulguer une loi interdisant de publier les œuvres d’un écrivain vivant. Chose étrange ! Il y a des livres que j’emporte toujours avec moi et que je voudrais toujours avoir. Ce sont des livres non écrits : Les Prophètes, les Évangiles, Bouddha, Confucius, Lao-Tsé, Marc-Aurèle, Socrate, Épictète, Pascal. Parfois, cependant, paraît le désir d’écrire, et, figurez-vous, le plus souvent, un roman vaste, libre, genre Anna Karénine, dans lequel, sans y prendre garde, rentrerait tout ce qui me paraît compréhensible — avec un côté neuf — et utile aux hommes.

« Le bruit que j’écris une nouvelle a un certain fondement[1]. Effectivement, il y a déjà deux ans que j’ai écrit le brouillon d’une nouvelle sur l’amour sexuel, mais d’une façon négligée et si peu satisfaisante que je ne corrige même pas ; si je reprenais cette idée, je récrirais tout. À personne, je ne parle avec tels détails de mes travaux littéraires et de mes projets qu’à vous, parce que je sais qu’il n’est personne aimant autant que vous ce côté de ma vie.

« Karamzine a dit quelque part qu’il ne s’agit pas d’écrire l’histoire de l’Empire russe, mais de vivre dans le bien. On ne saurait trop répéter cela aux écrivains. Je me suis convaincu, par expérience, que c’est bien de ne pas écrire. Chacun de nous n’a, qu’une chose à faire : accomplir la volonté de Celui qui nous a envoyés. Et la volonté de Celui qui nous a envoyés est que nous soyons parfaits comme notre Père au ciel. Ce n’est que pour cela, par notre approchement de la perfection, que nous pouvons agir sur les autres. L’arrosoir doit être plein jusqu’au bord pour que l’eau coule ; notre action coulera à tra-

  1. Il s’agit de la Sonate à Kreutzer. N. D. T.