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Me rappelant avec difficulté pourquoi j’étais venu, je m’approchai d’une des boutiques, et j’examinai des vases en porcelaine, et des services à thé à fleurs. À la porte de la boutique, une jeune fille causait et riait avec deux jeunes gens. Je remarquai leur accent anglais et j’écoutai vaguement leur conversation :

« Oh, je n’ai jamais dit chose pareille ! »

« Oh, mais vous l’avez dit. »

« Oh, mais jamais de la vie ! »

« N’a-t-elle pas dit cela ? »

« Oui. Je l’ai entendu. »

« Oh… quel… blagueur ! »

M’apercevant, la jeune fille vint vers moi et me demanda si j’avais envie d’acheter quelque chose. Le ton de sa voix n’était pas encourageant ; elle semblait ne m’avoir parlé que par acquit de conscience. Je regardai humblement les grandes jarres qui, comme des sentinelles orientales, s’élançaient de chaque côté de l’entrée sombre de la boutique et murmurai.

« Non, merci. »

La jeune fille changea la position de l’un des vases et retourna vers les deux jeunes gens. Ils recommencèrent à parler du même sujet. Une ou deux fois, la jeune fille me regarda par-dessus son épaule.

Je m’attardai devant sa boutique, tout en sachant combien c’était inutile, afin de faire croire au réel intérêt que je prenais à ses marchandises.

Puis, lentement, je m’en allai et marchai jusqu’au milieu du bâtiment. Je faisais sonner les deux pence avec les six pence dans ma poche. J’entendis une voix crier de l’autre côté de la galerie que la lumière était éteinte. La partie supérieure du hall était maintenant tout à fait noire.

Levant la tête pour regarder dans cette obscurité, il me sembla me voir moi-même, petite épave que l’orgueil chassait et tournait en dérision, et mes yeux étaient brûlants d’angoisse et de colère.

JAMES JOYCE
(Traduit de l’Anglais par Mme Hélène du Pasquier)