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moins romantiques. Le samedi soir, quand ma tante allait au marché, il me fallait l’accompagner pour porter les paquets. Nous allions par ces rues brillantes, coudoyés par les hommes ivres et les marchandes, au milieu des jurons des ouvriers, des cris aigus des garçons de magasins, qui montaient la garde auprès des barils de têtes de porcs, et des notes nasillardes des chanteurs des rues, qui chantaient une chanson populaire sur O’Donovan Rossa, ou une ballade sur les troubles de notre pays natal. Tous ces bruits convergeaient en une seule sensation pour moi : je m’imaginais porter mon calice sain et sauf au milieu d’un monde d’ennemis. Son nom montait à mes lèvres par moments en prières étranges, et en louanges que je ne comprenais pas moi-même. Souvent, mes yeux s’emplissaient de larmes, (je ne saurais dire pourquoi) et d’autres fois, il y avait comme un flot qui partait de mon cœur pour aller se répandre dans mon sein. Je pensais peu à l’avenir. Je ne savais pas si je lui parlerais un jour, ou jamais ; ou, si je lui parlais, comment je lui exprimerais ma confuse adoration. Mais mon corps était comme une harpe, et ses mots et ses gestes comme les doigts qui couraient sur les cordes.

Un soir, j’entrais par derrière, dans le salon, où le prêtre était mort. C’était un soir sombre et pluvieux, et il n’y avait aucun bruit dans la maison. Par un des carreaux cassés, j’entendais la pluie heurter la terre de ses petites aiguilles d’eau incessantes, qui jouaient sur les plates-bandes trempées. Une lampe éloignée, ou une fenêtre éclairée, rayonnait, au-dessous de moi. J’étais reconnaissant de ne pouvoir distinguer que si peu de choses. Tous mes sens semblaient vouloir se voiler, et, comme je me sentais vouloir échapper à cette impression, je pressai mes paumes jusqu’à les faire trembler, en murmurant : « Amour ! amour ! » plusieurs fois.

Un jour enfin, elle m’adressa la parole. Aux premiers mots qu’elle me dit, je me sentis si confus que je ne sus que répondre. Elle me demanda : allez-vous à l’Arabie ? Je ne me rappelle plus si je répondis oui ou non. Ce doit être une foire de charité splendide, dit-elle, et j’aimerais tant y aller.

« Et pourquoi ne pouvez-vous pas ? demandai-je.