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violet toujours changeant, et vers lui, les réverbères de la rue tendaient leurs faibles lanternes. L’air froid nous piquait, et nous jouions jusqu’à ce que nos corps fussent tout brûlants. Nos cris se répondaient dans la rue silencieuse. Le cours de nos jeux nous entraînait par les sentiers boueux et sombres, jusque derrière les maisons, et nous jouions en hordes sauvages, depuis les masures, jusqu’aux portes des jardins obscurs et mouillés, d’où montaient les odeurs de trous à ordures ; jusqu’aux écuries noires et odorantes, où le cocher étrillait et lustrait le cheval, ou bien faisait sonner les harnais aux boucles métalliques. Et quand nous revenions vers la rue, la lumière, par les fenêtres des cuisines, emplissait les petites cours. Si nous apercevions mon oncle en train de tourner l’angle, nous nous cachions dans l’ombre jusqu’à ce que nous l’ayons vu entrer, sans dommage, dans la maison. Ou si la sœur de Mangan sortait sur le pas de la porte et l’appelait pour le souper, nous la surveillions de notre coin obscur, qui regardait en haut et en bas de la rue. Nous attendions, pour voir si elle resterait ou s’en irait, et, si elle s’obstinait, nous laissions notre noire cachette et marchions, résignés, vers la porte de Mangan. Elle nous attendait, sa silhouette dessinée par la lumière de la porte entr’ouverte. Son frère la taquinait toujours avant d’obéir, et je restais près de la grille à la regarder. Sa robe se balançait aux mouvements de son corps et la tresse molle de ses cheveux battait d’un côté à l’autre.

Chaque matin, je m’asseyais sur le parquet dans le salon du devant, pour surveiller sa porte. Le store était baissé jusqu’à deux centimètres du châssis, de sorte que personne ne pouvait me voir. Quand elle apparaissait sur le seuil, mon cœur bondissait. Je courais vers le hall, saisissais mes livres et la suivais. Je ne perdais jamais de vue la silhouette brune, et lorsqu’elle arrivait au point où nos chemins divergeaient, j’allongeais le pas, afin de la dépasser. Ceci se renouvelait tous les matins. Je ne lui avais jamais parlé, sauf un petit mot quelconque de temps à autre, et cependant à son nom, mon sang ne faisait qu’un tour.

Son image m’accompagnait partout, même aux endroits les