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par la philanthropie des patrons, hypothèse déraisonnable. En tout cas, depuis la constitution de la grande industrie exigeant d’énormes capitaux, la situation s’est modifiée en faveur de l’ouvrier.

Autrefois, l’exercice d’une industrie ne demandait qu’un très petit capital ; une partie seulement, en général, de la fortune de l’industriel était engagée dans les affaires. Les machines étaient tout à fait primitives, simples, de médiocre valeur. Aujourd’hui il faut pour l’exercice de la plupart des industries un capital énorme. Il en est peu qui n’obligent à une mise de fonds d’un, deux ou trois millions : il est rare que ce capital appartienne totalement à l’industriel lui-même ; il a des dettes chez le banquier ; il a des prêteurs ; l’intérêt court toujours, que l’usine marche ou qu’elle chôme. L’outillage même est compliqué, délicat ; il s’use et se dégrade si on ne l’entretient pas, s’il ne fonctionne pas. Autrefois on produisait pour un débouché restreint, dans la région voisine où la concurrence n’était pas active un retard, un arrêt n’était pas très-préjudiciable. Aujourd’hui, on produit souvent sur commande avec des délais de livraison rigoureux et des amendes pour les retards. C’est la situation de la plupart des usines métallurgiques et de beaucoup d’ateliers de l’industrie textile. Même quand ces délais de livraison n’existent pas pour les commandes, l’industriel a une clientèle qui lui est disputée par des concurrents nombreux et acharnés ; il est exposé à la perdre s’il n’est pas en état de maintenir ses relations, de fournir aux demandes qui peuvent survenir. Où est aujourd’hui le fabricant qui, sans discréditer ou ruiner sa maison, pourrait, suivant la parole de Smith, « vivre une année ou deux des fonds qu’il a par devers lui sans employer un seul ouvrier ? » Conçoit-on un « maître manufacturier » qui fermerait ainsi son établissement pendant un an ou deux et le rouvrirait plus tard ? Il ne retrouverait ni ses employés, ni ses ouvriers, ni surtout ses clients ; il aurait vu s’amonceler d’énormes intérêts, son outillage se serait singulièrement endommagé. L’hypothèse de Smith sur l’innocuité d’un chômage prolongé pour une maison d’industrie est dé-