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jachères et de cultures légères sont encore une fois démenties par les faits.

Croit-on que cet apologue n’est pas concluant ? Le monde ne nous réserve-t-il pas dans les deux Amériques, dans l’Asie septentrionale et centrale, dans toute l’Afrique, dans les innombrables îles de l’Océanie, dans les vastes plaines de la Russie et même dans les pays les plus civilisés de l’Europe beaucoup de terres que la charrue n’a pas encore effleurées ? Et parmi celles même que le soc défonce, combien, de beaucoup le plus grand nombre, sont encore exploitées par les procédés de l’ancienne barbarie, sans science, sans art, sans capitaux ? Combien de terres sont cultivées comme la Flandre ou comme la Lombardie ? Pas un centième peut-être de la superficie terrestre. Puis l’esprit de l’homme, l’art agricole ont-ils dit leur dernier mot, ont-ils touché le point extrême au delà duquel ils ne peuvent plus rien inventer d’utile ? La Flandre même et la Lombardie, si splendide qu’en soit la culture, ne comportent-elles aucun progrès nouveau[1] ?

On dira qu’il y a une limite même à la science, même à l’esprit d’invention, que l’homme peut la reculer sans réussir à la faire disparaître, que le problème de l’inégalité entre l’accroissement de la population et l’accroissement des forces productives du sol finira un jour, si ce n’est aujourd’hui, si ce n’est demain, par être le grand obstacle que rencontrera l’humanité. Oui, certes, nous l’admettons. Selon la parole de Stuart Mill, il y a une « inévitable nécessité de voir le fleuve de l’industrie humaine aboutir en fin de tout à une mer stagnante. » Mais quoi, si quelques dizaines de siècles nous séparent de ce temps fatal, ne pouvons-nous mettre notre esprit en repos ? N’est-ce pas le cas d’appliquer le précepte du poète Carpe diem ?

D’autres savants aussi nous offrent des perspectives beaucoup plus redoutables que celles de Malthus sans que notre

  1. D’après Jules Duval, l’étendue de la terre habitable serait de douze milliards d’hectares : la population du monde n’est guère que de 1,200 millions d’âmes, soit un habitant par dix hectares : en France il y a 70 habitants par 100 hectares ; la population du globe pourrait donc au moins sextupler.