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SOUS LE COUTEAU

rapidement, presque furtivement, puis disparaissait sous les paupières baissées, demi-closes. Cinq minutes après, nous avions encore ce regard sur nous, à droite, à gauche, en face, ce regard qui trahissait l’état d’une âme courageuse, mais en éveil, sur la défensive. Mais derrière ? que se passait-il derrière ? N’y avait-il point, dans ces centaines d’inconnus dont il entendait le souffle, dont il percevait le grouillement mystérieux, n’y avait-il point celui-là qui, dans les ténèbres de sa pensée solitaire, avait décidé de frapper ?…

Un autre jour encore, j’ai pénétré dans l’âme inquiète d’un souverain. Dix mille hommes s’écrasaient dans les salles de l’Hôtel de ville, s’étouffaient aux portes dans l’attente du tsar. Difficilement, un double cordon de gardes républicains fort espacés avait tracé un étroit chemin dans cette foule sans cesse accrue, sans cesse débordante. Le tsar parut, le tsar traversa cette mer hurlante du peuple acclamant un empereur, roulant jusqu’à ses pieds ses vagues enthousiastes. Il ne se doutait point de cela. Il ne pensait point que cela pût exister. Les réceptions brillantes, les galas ne lui avaient encore apporté que des allégresses protocolaires. Il n’était point entré encore en contact avec la foule : on l’en avait gardé comme d’un danger certain. Et voilà que la police impuissante, l’abandonnait à ces vingt mille bras qui se dressaient au-dessus de sa tête, agitant chapeaux et mouchoirs. Il était si pressé entre les poitrines haletantes de cette foule que