Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/63

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Évidemment, cette dernière scène de la petite comédie qu’il venait de jouer avec tant de désinvolture ne figurait pas au programme. Du coup, il en avait perdu son accent du Roussillon, et c’est avec la prononciation un peu traînante et grasseyante des habitants du faubourg Poissonnière qu’il demanda :

— Vous me conduisez au Dépôt ?

— Non, mon garçon, nous vous conduisons à M. Crousillat…

— Ah ! bien, je suis tranquille ! conclut Rouletabille… on s’en va au café !…

Tous se mirent à rire, les agents et la petite troupe qui leur faisait escorte. M. Crousillat, certainement le plus fort juge d’instruction de France et de Navarre, tout au moins par la corpulence, était bien connu pour être doué d’une soif inextinguible : le moindre effort physique et même intellectuel le mettait en nage ; aussi le voyait-on le plus souvent poursuivre ses enquêtes à l’ombre des terrasses des brasseries, entre deux demi servis bien frais et sans faux-col… Manière de procéder qui, du reste, vouait à une humeur massacrante son greffier, le petit Bartholasse, maigre et jaune comme un citron, dont l’estomac délabré ne pouvait souffrir que la camomille familiale…

Comme cette fin d’aventure mettait en somme beaucoup de gaieté autour de lui, Rouletabille n’était pas d’un caractère à faire longtemps bande à part ; il se mit bientôt à l’unisson et se prit à rire lui aussi. Au bout du compte, n’était-il pas arrivé à ce qu’il voulait ? à ce qu’il voulait savoir ?… Ce brave Me Camousse pouvait-il lui en dire davantage et l’émotion qu’il avait laissé transparaître devant la dernière question intentionnellement brutale du faux pandore ( « Mlle Odette de Lavardens est-elle bien la fille de Mme de Lavardens ? » ) ne l’avait-elle pas suffisamment renseigné ?… En tout cas, l’attitude du notaire de la famille permettait maintenant à Rouletabille d’imaginer beaucoup de choses après la lecture ou plutôt la traduction qui lui avait été faite du « Livre des Ancêtres » et de donner au drame qui avait pour centre la jeune Odette, une ampleur que, jusqu’alors, il était le seul à soupçonner…


V. — Rouletabille raconte des histoires

— Le juge et son greffier ne doivent pas être à prendre avec des pincettes ? demanda-t-il aux agents.

— Avouez, monsieur Rouletabille, qu’il y a de quoi, répondit l’un d’eux.

— Le plus enragé est encore Lou Fineto ! fit entendre l’autre… Il crie comme un putois !…

— Ah ! Lou Fineto crie comme un putois !… Et qui donc est Lou Fineto, mon ami ?

— C’est un surnom de par ici, comme qui dirait « la Finette » que l’on a donné au gendarme que vous avez si prestement soulagé de sa tunique et de son képi !…

— Il s’était arrangé avec ce képi et cette tunique un si doux et si mol oreiller ! ce brave la Finette !… reprit Rouletabille avec toute sa bonne humeur retrouvée, que j’ai eu bien des remords sur le moment à l’en priver, ce que j’ai fait, du reste, le plus délicatement possible pour ne pas le troubler dans ses rêves… Mais que voulez-vous ? Les affaires sont les affaires !… Pourquoi la Finette s’est-il réveillé si tôt ? Tout est de sa faute ! Il eût dormi une heure de plus que je le lui aurais rendu, son oreiller, et ainsi il ne se serait aperçu de rien !… Alors vraiment, il vocifère, ce brave la Finette ! Eh bien, quand il aura