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» Il me regarda presque en ennemi, ferma les poings et se sauva de moi comme d’une personne dont la vue vous est devenue insupportable… »

Ici, sur le carnet, une demi-douzaine de lignes qui ont été rayées à plusieurs reprises comme si l’on avait voulu qu’il n’en restât rien. Cependant, sous les surcharges, on peut deviner plutôt qu’on ne les distingue trois mots que nous avons déjà relevés sur ce carnet : chère petite Odette… et puis, tout de suite après ces lignes rayées, la réflexion suivante :

« J’ai ici beaucoup d’ennemis… mais le plus redoutable vient d’arriver… c’est le soupçon !… le soupçon qui m’a épié d’abord de loin et qui est venu ensuite se planter devant moi, avec ses yeux glacés, ses yeux incapables de refléter, si grands soient-ils ouverts, sur les objets extérieurs autre chose que le soupçon qui les anime…

» Mais j’en ai vu bien d’autres ! Ne nous impressionnons pas ! Ce n’est pas le moment… »

Rouletabille pensait avec raison que si Callista devait revenir à la cabane de la vieille Zina pour y rechercher ses vêtements, elle ne pouvait risquer une telle démarche que la nuit. Et voici ce que le carnet rapporte sur cet affût :

« Il était dix heures environ lorsque Callista, dans ses habits de bohémienne, parut sur le sentier qui conduisait au repaire de la sorcière… Elle était tout à fait reconnaissable malgré ses loques. Elle avait cet air de reine outragée qu’elle prenait souvent à Paris quand Jean ou l’un de ses amis la traitaient avec un peu de négligente familiarité… Comme elle se rapprochait du rocher où la Zina a établi sa demeure, elle se retourna brusquement ; la lune éclairait alors en plein son visage qui exprimait une irritation souveraine.

» Elle dit tout haut :

» — C’est encore toi, Andréa !…

» Mais ce fut une silhouette féminine qui apparut sur le sentier.

» Callista eut un mouvement pour se rejeter dans le fourré, elle n’en eut pas le temps ; la nouvelle venue parla et Callista resta sur place, stupéfaite… Je l’entendis qui murmurait :

» — Madame de Meyrens !

» C’était la Pieuvre en effet qui s’avançait.

» — Comment êtes-vous ici ? questionna haletante Callista, et que venez-vous y faire ?

» — Vous y voir, répondit Mme de Meyrens. Ah ! si vous saviez ce que je vous ai cherchée !… C’est Olajaï qui m’a dit que j’aurais quelque chance de vous trouver chez Zina… et il m’a conduite jusqu’ici !…

» — Olajaï ! gronda Callista, furieuse… où est-il ? Il faut que je lui parle !…

» Oh ! vous ne le trouverez plus en Camargue !… Il ne tient pas à s’exposer à votre colère… Mais je lui ai promis de vous calmer !… Callista, sommes-nous ou ne sommes-nous pas une bonne paire d’amies ?…

» À ce moment elles pénétrèrent chez Zina… Quand elles en ressortirent, dix minutes plus tard, elles paraissaient tout à fait d’accord… Callista emportait un paquet dans lequel je devinai ses vêtements…

» — Cependant la bohémienne disait à la Pieuvre :

» — Non ! ne m’interrogez plus !… Nous nous reverrons !… Je vous ai dit pour le moment tout ce que je pouvais vous dire… Soyez désormais tranquille comme je le suis moi-même… Pas plus votre Rouletabille que mon Jean ne reverront cette Odette !…

» — Je ne serais tranquille, déclara férocement la Pieuvre, que si vous me disiez qu’elle est morte !