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point à démêler qu’Hubert est capable de tout. Savait-il que l’on s’emparait d’Odette pendant qu’il était avec M. de Lavardens ? Je n’ai rien compris à son regard diabolique, accompagné d’une sorte de rictus sauvage, quand Jean lui a parlé d’Odette : je l’ai d’autant moins compris que ce regard s’adressait à moi !… »

Carnet de Rouletabille, 27 mai, 10 heures du soir. « Événement capital. J’ai forcé Estève à m’accompagner cet après-midi à Albaron. De là, nous sommes remontés vers Lavardens et nous avons pénétré dans les bois. Je tiens Estève par la terreur. Je la menace de la dénoncer comme complice de l’assassinat de M. de Lavardens. Elle m’a conduit dans les différents endroits où elle et Odette se sont rencontrées avec Zina.

» Comme nous nous trouvions au rond-point de la Font, j’ai entendu derrière moi un feuillage qui remuait. J’ai sauté dans le fourré. Il y a trop de choses qui remuent autour de moi depuis que je suis en Camargue, je voudrais bien voir la figure qu’elles ont ! J’avais mis le revolver au poing. J’étais décidé à tout pour savoir

» Mais tout était retombé au plus absolu silence et j’eus beau chercher une trace quelconque de ce qui avait remué, de celui ou de celle qui était là tout à l’heure, je ne découvris absolument rien ! Et pourtant, j’avais été si prompt à me retourner que j’avais vu le feuillage s’écarter et se refermer… je secouai toutes les branches, j’examinai les arbres de leur base au sommet… Rien ! et cependant je n’avais pas rêvé !

Estève aussi avait entendu, mais pas plus que moi elle n’avait vu : « Retournons, fit-elle, claquant des dents… j’ai peur ! »

» Je lui répondis tout haut : « Oui, retournons !… nous n’avons plus rien à faire ici ! » et nous remontâmes par un petit sentier de traverse vers le Viei Castou-Nou

» Mais, après avoir fait quelques pas, au premier détour, je l’arrêtai d’un signe et je lui fis comprendre qu’il fallait nous tenir cois un instant et écouter… Soudain, devant nous il y eût encore un remuement de feuillages et cette fois mon regard se croisa avec un autre regard !… je bondis en m’écriant : « Arrête ou je tire !… mais on fuyait à travers le fourré et ma foi je tirai ! Il y eut un cri, une espèce de gémissement et puis plus rien !… Estève n’avait pas bougé, quasi morte d’effroi… moi, j’avançai et je cherchai la personne qui m’avait regardé et qui avait crié… et je ne la trouvai pas… et je n’en trouvai nulle trace. La terre était molle à cet endroit, elle eût conservé la moindre empreinte comme elle gardait les miennes. Il y avait de quoi devenir fou !…

» Sans plus m’occuper d’Estève que je laissai loin derrière moi, je continuai d’avancer, ne sachant trop où j’allais, et tout à coup, j’aperçus la cause de mon épouvante qui fuyait devant moi en bondissant éperdument. Je poussai un cri et je bondis à mon tour. L’ourson ! j’avais reconnu l’ourson de Callista.

« Je pénétrai derrière lui dans un taillis et je le vis disparaître derrière les branches dans un creux de rocher où je le suivis. Je me trouvai tout de suite dans une sorte de refuge pour troglodyte où, avec quelques planches, on avait créé l’illusion d’une habitation humaine. Il régnait là une pénombre assez épaisse où je fus quelque temps à distinguer de menus objets comme un grabat, un escabeau, un foyer qui portait encore les traces d’un feu récemment éteint. Enfin, quelque chose remuait au fond de tout cela, avec un gémissement que je connaissais bien. C’était l’ourson ! c’était Balogard ! ainsi Callista l’appelait-elle de son nom bohémien qui signifie : « le voleur ».

» Je m’avançai vers lui avec des paroles amicales. Je craignais de l’avoir blessé,