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Et puis Jean a honte de sa faiblesse. Ce n’est point avec des larmes qu’il retrouvera ou vengera Odette, et il lance sa voiture à toute vitesse sur la route des Saintes-Maries.

Bientôt la vieille basilique sort de la lagune, dresse ses tours noires au bord de la mer, découpe sur l’horizon ses mâchicoulis et son chemin de ronde, tel un château fort ; son abside est un véritable donjon qui, jadis, a pu repousser l’assaut des Sarrasins… Maintenant, il couvre de son ombre la tourbe mouvante des bohémiens.

Et soudain, sur la route, Jean voit venir à lui le commencement de la caravane… Ce sont les ziganner venus d’Allemagne et les cigains venus des Portes de Fer, qui retournent les premiers dans leur lointain pays. Les mystères ont été vite accomplis cette année… Il y a des années comme celle-ci où les romanichels quittent le pays avant que commencent les fêtes provençales, des années où ils ne veulent se mêler en rien aux roumis, où, en sortant de la crypte, après leurs dévotions bizarres à sainte Sarah, ils s’enfuient comme s’ils avaient commis un crime…

Mais ceux-ci sont moins farouches que joyeux. On chante dans toutes les roulottes ; des jeunes femmes aux yeux de cigales et de vieilles figures de sorcières saluent avec des gestes pleins d’allégresse. Jean pense : « Voilà d’où Callista est sortie, voilà où j’aurais dû la laisser ! Qu’est-elle revenue faire au milieu de cette horde ? Rouletabille a peut-être raison de s’en préoccuper ! » Mais comme cette pensée l’éloignait d’Odette, suivant un raisonnement qui ramenait tout à Hubert, Jean ne songea bientôt plus à Callista…

Il arriva aux Saintes-Maries comme on commençait à danser au son des guitares et des accordéons. La grand-rue, étroite à ne pas laisser passer de front deux chars, était illuminée de lampions. Des toiles à voile tendues d’un toit à l’autre et qui, tout le jour, avaient répandu leur ombre sur ce corridor, pesaient maintenant immobiles sur une atmosphère lourde où montaient les relents du vin que les servantes versaient à toutes les tables sorties sur les trottoirs.

Une gaieté, une bonne humeur parfaite régnaient partout. Beaucoup de bruit, pas de querelles. Des éclats de rire, des propos farces lancés en passant, de la musique et, de temps en temps, l’éclat tonitruant des pétards que les gamins jettent sournoisement dans les jambes des consommateurs.

Peu de bohémiens dans cette rue ; ceux qui ne sont pas encore partis restent campés aux alentours, sur la dune et jusque