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Et maintenant où est-elle, mon Dieu !… où courir pour la sauver ?…

Rouletabille s’était mordu les lèvres jusqu’au sang pour ne point interrompre Jean. Il savait que son ami, doux à l’ordinaire comme une petite fille, mais impulsif comme un artiste et entêté comme un poète, n’écoutait dans le premier moment de ses « emballements » que le mouvement de son cœur… Il fallait qu’il eût jeté son premier feu pour que le froid langage de la raison pût ensuite faire quelque impression sur lui… Rouletabille lui prit amicalement ses deux mains qui brûlaient et lui dit :

— Mon cher Jean, je t’en supplie, ne perdons pas notre temps avec des divagations de ce genre… Comprends que ce n’est pas Odette qui est allée la première chez Hubert… c’est M. de Lavardens !… Et la lettre que je viens de lire me le prouve et vient corroborer tout ce que, dès maintenant, je puis imaginer du drame !…

— Mais tu oublies que ce n’est pas à M. de Lavardens qu’est adressée cette lettre, mais à Odette !…

— Tu vas me forcer à te dire que je connais Odette mieux que toi ! répliqua Rouletabille avec un triste sourire… Je suis sûr, tu entends, je suis sûr qu’aussitôt qu’elle a reçu cette lettre, Odette est allée la porter à son père !… Comprends-tu maintenant pourquoi M. de Lavardens est allé le premier chez Hubert… et pourquoi Odette, effrayée de ne pas le voir revenir, est allée le rejoindre ?…

— Qu’est-ce que tu veux que tout cela me fasse ? repartit Jean égaré… Il n’en reste pas moins que c’est Hubert qui a fait le coup !… Ah ! je le rejoindrai et je lui crèverai la peau, je te le jure !

Rouletabille voulut le retenir :

— Jean, ce n’est pas Hubert qui a fait le coup !

— Rouletabille, tu n’es plus mon ami !…

Et il s’arracha des mains du reporter pour courir comme un insensé au-devant des magistrats qui arrivaient…


VIII. — Où l’on voit réapparaître le signe fatal

Alors le reporter alla retrouver Estève, la ramena dans la chambre d’Odette et lui dit :

Mlle de Lavardens a reçu hier une lettre de M. Hubert, c’est toi qui la lui as apportée !

— Je jure que je n’ai pas donné de lettre à Mlle Odette !

— Je ne te dis point que tu lui aies donné la lettre, je dis que c’est toi qui l’as apportée !…

— Je n’ai rien apporté du tout ! Je n’ai rien apporté du tout ! et elle se tordait les mains dans un désespoir non simulé mais qui lui venait peut-être du remords de son mensonge. Rouletabille ne s’y trompa point. Il résolut de frapper un grand coup : il lui montra par la fenêtre les magistrats qui commençaient leur enquête :

— Vois, lui dit-il… Voici les juges qui viennent pour arrêter M. Hubert, car c’est lui qui est accusé d’avoir enlevé Mlle Odette et d’avoir assassiné M. de Lavardens !…

Estève se dressa, galvanisée : M. de Lavardens assassiné !… et elle chancela… Rouletabille la retint, car elle serait tombée.

— Oui ! assassiné ! et malheur à ceux ou à celles qui ne disent pas toute la vérité !

— Eh bien, je vais vous la dire !… je vais vous la dire !… râla la malheureuse… j’ai eu tort de recevoir de l’argent de M. Hubert… si j’avais su ! Ah ! mon Dieu ! si j’avais su !…

— Pourquoi te donnait-il de l’argent ?

— Pour lui dire ce que faisait Mlle Odette… si elle recevait des lettres de M. Jean… et même de vous, M. Rouletabille !… enfin tout !… J’ai eu tort ! Moun Dieu ! si j’avais su !… À la fin, il a bien fallu que je lui obéisse… Hier, je passais dans le sentier, quand il a sauté de son mur et qu’il m’a remis une lettre pour Mlle Odette… Moi, je ne voulais pas !… mais il a dit : « Tu n’as qu’à déposer cette lettre dans sa chambre… Elle ne pourra pas savoir qui l’a apportée là… » Et il m’a donné encore de l’argent… Enfin, j’ai fait ce qu’il a voulu… et j’ai mis la lettre là, sur ce chiffonnier !…

La malheureuse s’arrêta un instant, étouffée par les sanglots.

— Allons ! allons !… pressa Rouletabille… que s’est-il passé après ?…

— Après, je me demandais ce qui allait arriver quand mademoiselle aurait vu cette lettre… Moun Dieu ! Elle l’a vue le soir en rentrant dans sa chambrette… Moi, je la