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ROULETABILLE CHEZ LE TSAR

Et le champagne commença son œuvre. Pendant que Thadée et les officiers se racontaient des histoires de Bakou ou faisaient des compliments aux femmes, Gounsovski qui avait fini de railler se penchait vers Rouletabille et lui donnait, avec onction, des conseils de père :

— Vous avez entrepris-là, jeune homme, une noble tâche et d’autant plus difficile que le général Trébassof est condamné non seulement par ses ennemis, mais encore et surtout par l’ignorance de Koupriane. Comprenez-moi bien Koupriane est un ami et c’est un homme que j’estime beaucoup. Il est bon, brave à la guerre, mais je n’en donnerais pas un kopeck pour la police. Il se mêle, depuis quelque temps, de faire de la police secrète, il a son okrana dont je ne veux pas médire. Il nous amuse. Du reste, c’est une mode nouvelle. Tout le monde maintenant veut avoir sa police secrète. Et vous-même, jeune homme, qu’est-ce que vous faites ici ? Du reportage ? non : de la police ! Où cela nous mènera-t-il et où cela vous mènera-t-il, vous ? Je vous souhaite bonne chance, mais je n’y crois guère. Remarquez que, si je puis vous aider, je le ferai volontiers. J’aime à rendre service. Et je ne voudrais pas qu’il vous arrivât malheur !

— Vous êtes bien aimable, monsieur, se borna à répondre Rouletabille et il redemanda du champagne.

Plusieurs fois Gounsovski avait adressé la parole à Annouchka qui mangeait du bout des dents et lui répondait du bout des lèvres. Il lui dit brusquement :

— Savez-vous qui vous a le plus applaudie, ce soir ?

— Non ! fit Annouchka, indifférente.

— La fille du général Trébassof !

— Ça, c’est vrai, ma parole, s’écria Ivan Pétrovitch.

— Oui ! Oui ! Natacha était là ! reprirent les commensaux de la villa des Îles.

— Moi, je l’ai vue pleurer, dit Rouletabille en fixant Annouchka.

Mais Annouchka répondit sur un ton glacé :

— Je ne la connais pas !

— Elle a grand tort d’avoir un père… laissa glisser entre ses dents le prince Galitch.

— Prince, pas de politique ! ou laissez-moi aller porter ma démission, gloussa Gounsovski… À votre santé, belle Annouchka.

— À la vôtre ! Gounsovski. Mais vous ne ferez pas cela !

— Pourquoi ? demanda Thadée Tchichnikof d’une façon assez malhonnête.

— Parce qu’il est trop utile au gouvernement ! s’écria Ivan Pétrovitch.

— Non ! répliqua Annouchka… aux révolutionnaires !

Tous éclatèrent de rire. Gounsovski retint, d’un geste précipité, ses lunettes qui glissaient et ricana dans sa graisse molle, le menton dans le potage :

— On le dit ! Et c’est ma force !

— Il est son propre agent provocateur ! déclara Athanase avec un énorme éclat de rire.

— Son système est excellent, gronda le prince. Comme il est bien avec tout le monde, tout le monde est de la police sans le savoir.

— On dit… ah ! ah !… on dit… ah ! ah ! (Athanase s’étranglait avec un petit four qu’il trempait dans son potage)… on dit qu’il a embauché tous les kouliganes et jusqu’aux mendiants de l’église de Kazan… on dit !…

Là-dessus, ils se lancèrent dans des histoires de kouliganes, brigands des rues qui, depuis les derniers troubles politiques, avaient envahi Saint-Pétersbourg et dont on ne pouvait se débarrasser qu’avec un geste généreux.

Athanase Georgevitch disait :

— Il y a des kouliganes que l’on devrait inventer s’ils n’existaient pas. L’un d’eux arrête une jeune fille devant la gare de Varsovie. La jeune fille, effrayée, lui tend immédiatement son porte-monnaie, dans lequel il y avait deux roubles cinquante. Le kouligane prend tout : « Mon Dieu ! s’écrie la jeune fille, je ne vais plus pouvoir prendre mon train ! — Combien vous faut-il ? demande le kouligane. — Soixante kopecks ! — Soixante