qu’il a l’ordre absolument de canonner la maison. Je rapporte la réponse à Gounsovski qui me dit : « Dites-lui donc qu’il retourne la gueule du canon et qu’il fasse canonner la maison du pharmacien d’en face, il pourra toujours raconter qu’il s’est trompé. Ce soir, je verrai le gouverneur. » Je retournai auprès du pristaf et il fit retourner le canon. Ils ont donc canonné la maison du pharmacien et moi j’en ai été quitte pour cent roubles… Gounsovski, ce cher seigneur, a beau être en suif et ressembler à un marchand de parapluies, je lui ai toujours été reconnaissant du fond du cœur, tu entends, Athanase Georgevitch ! »[1]
— Ce prince Galitch, à la cour, demanda tout à coup Rouletabille, quelle réputation a-t-il ?
— Oh ! oh ! firent les autres en riant, depuis qu’il est allé ostensiblement chez Tolstoï, il ne va plus à la cour !…
— Et… ses opinions ?… quelles opinions a-t-il ?…
— Oh ! oh ! les opinions de tout le monde sont si mélangées maintenant… on ne sait pas !… On ne sait pas !
Ivan Pétrovitch fit :
— Il passe auprès de certains pour très avancé… et… très compromis…
— Et on ne l’inquiète pas ? demanda encore Rouletabille.
— Peuh ! Peuh ! reprit le gai conseiller d’empire… c’est plutôt lui qui est inquiétant…
Thadée se baissa pour dire :
— On raconte qu’on ne peut pas le toucher parce qu’il tient et qu’il tient bien un très gros personnage de la cour… ce serait un scandale !… un scandale !
— Tais-toi, Thadée ! interrompit rudement Athanase Georgevitch… On voit bien que tu arrives de ta province pour être si bavard… mais si tu continues je te laisse la place…
— Athanase Georgevitch a raison, couds ta bouche, Thadée, conseilla Ivan Pétrovitch.
Les bavards se turent, car le rideau se levait. Dans l’assistance on parlait mystérieusement de la seconde partie du numéro d’Annouchka, mais personne n’eût pu dire de quoi il se composait, et, en fait, ce fut très simple. Après le tourbillon des danses et des chœurs et tout l’éclat dont elle s’était tout d’abord accompagnée, Annouchka parut en pauvre paysanne russe dans un décor de steppe et de misère, et, tout simplement, elle vint se mettre à genoux devant la scène, joignit les mains et chanta sa prière du soir. Annouchka était singulièrement belle. Son nez aquilin aux narines palpitantes, le dessin hardi de ses bruns sourcils, son regard tantôt tendre, tantôt menaçant, toujours bizarre, la pâleur de ses joues bien arrondies du bas, et toute l’expression de sa physionomie trahissaient l’indépendance des idées, la spontanéité, la résolution et surtout la passion. Sa prière fut passionnée. Elle avait une voix admirable de contralto qui remuait étrangement le public dès les premières notes. Elle eut une façon de demander à Dieu le pain quotidien pour tous ceux de l’immense terre russe, — le pain quotidien de la chair et de l’esprit qui fit jaillir les larmes de tous ceux qui étaient là, à quelque parti qu’ils appartinssent. Et quand, sa dernière note envolée sur le steppe infini, elle se releva pour rentrer dans sa misérable isba, des bravos sans fin lui traduisirent frénétiquement l’émotion prodigieuse d’une assistance en délire. Le petit Rouletabille qui, s’il n’entendait pas les paroles, comprenait le sens de cette prière pleurait. Tout le monde pleurait. Ivan Pétrovitch, Athanase Georgevitch, Thadée Tchichnikof étaient debout, tapant des pieds et des mains comme des gamins enthousiastes. Les étudiants, dont la troupe se reconnaissait à l’uniforme sombre liséré de vert, poussaient des cris insensés. Et soudain s’élevèrent les premiers rythmes de l’hymne national. Il y eut d’abord une hésitation, un flottement. Mais ce ne fut pas long. Ceux qui avaient redouté une contre-manifestation comprirent qu’on peut mettre tous les espoirs dans une prière pour le tsar. Toutes les têtes se découvrirent et le Bodje Tsara Krari monta, unanime, vers les étoiles.
- ↑ Incidents historiques lors des massacres de Bakou où se trouvait l’auteur.