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L’ILLUSTRATION

tionna le très curieux conseiller d’empire. On a raconté sur lui tant de choses ! tant de choses ! C’est un homme certainement avec qui il est préférable d’être bien que mal. J’accepte aussi son invitation. Comment refuser son invitation ?

— Moi, expliqua l’avocat, quand il a voulu me rendre service, je ne le connaissais pas… Je ne l’avais jamais approché. Un agent de la police secrète était venu m’inviter à dîner par ordre, ou du moins, j’ai compris que j’aurais tort de refuser cette invitation-là, comme tu penses, Ivan Pétrovitch ! En allant chez lui, je croyais que j’allais entrer dans une forteresse ! Là ! Là ! chez un marchand de parapluies !… Il y avait des parapluies partout dans l’antichambre, et des galoches. Il est vrai que c’était un jour de pluie de déluge. Ce qui m’a frappé, c’est qu’il n’y avait pas un gardavoï avec un bon revolver au côté, dans l’antichambre. Il y avait là un petit schwitzar tout timide, qui m’a pris mon parapluie en me murmurant des « barine » et en faisant des courbettes. Il me fit traverser des pièces banales nullement gardées, un appartement de petit bourgeois à son aise et tranquille. Nous avons dîné avec Mme Gounsovski qui paraissait en suif, elle aussi, et trois ou quatre messieurs que je n’ai jamais vus nulle part. Nous étions servis par un seul domestique. Ma parole ! Au dessert, Gounsovski m’a pris à part et m’a dit que j’avais tort, réellement tort de plaider comme ça. J’ai voulu qu’il s’expliquât sur ce qu’il entendait par là. Il m’a pris la main entre ses mains de suif et m’a répété : « Non, non, il ne faut plus plaider comme ça !  » Je n’ai pas pu en tirer autre chose. Du reste, j’avais compris, et, ma foi, depuis ce jour, je me suis débarrassé de certains hors-d’œuvre bien inutiles dans mes plaidoiries et qui m’avaient fait une réputation de tête libre dans les journaux. Ça n’est plus de mon âge. Ah ! ce sacré Gounsovski ! Au café, je lui ai demandé s’il ne trouvait point que le pays traversait, des temps bien rudes. Il m’a répondu qu’il avait eu, en effet, un peu d’ouvrage (c’est son mot que je répète) et qu’il attendait avec impatience le mois de mai pour aller se reposer dans une modeste propriété ornée d’un petit jardin qu’il a aux environs d’Asnières, près Paris ! Ah ! nous avons bien ri tous, les messieurs inconnus et moi, quand il a dit avec ses lèvres de suif : j’ai eu un peu d’ouvrage ! Mais lui il resta figé dans sa cire Quand on parla de sa maison de campagne, Mme Gounsovski soupira à cette évocation d’un prochain bonheur champêtre. Le mois de mai lui mettait les larmes aux yeux. Le mari et la femme se regardèrent alors avec un réel attendrissement. Ils n’avaient pas l’air une seconde de penser : demain ou après-demain, avant le cher petit bonheur champêtre, on nous trouvera peut-être étripés devant notre padiès. Non ! Non ! ma parole ! Ils étaient sûrs de leurs bonnes vacances et rien ne paraissait les inquiéter sous leur suif. Gounsovski a rendu tant de services qu’on ne lui voudrait pas de mal, au pauvre cher homme ! Du reste, avez-vous remarqué, mes chers, mes vieux amis, qu’on ne fait jamais de mal à messieurs les chefs de la police secrète ? Jamais ! On fait sauter les maîtres de police, les préfets de police, les ministres, les grands-ducs, et même on s’attaque à plus haut, mais jamais, jamais on ne s’attaque aux chefs de la police secrète… ils peuvent se promener bien tranquillement dans les rues ou dans les coulisses de Krestowsky, ou respirer en paix l’air pur de la campagne suisse, finlandaise, ou même de la campagne parisienne… Ici et là, chez les uns et chez les autres, ils ont rendu tant de services que les uns et les autres, ici et là, ne voudraient pas leur faire la moindre peine. Et les uns pensent toujours que les autres ont été moins bien servis qu’eux-mêmes. Tout le secret de la chose ! mes amis, tout le secret de la chose est là ! Qu’en dites-vous ?

Les autres firent :

— Ah ! ah ! ce bon Gounsovski !… Il la connaît… Il la connaît… Ma foi, acceptons son souper. Avec Annouchka, ça peut être drôle.

— Messieurs, demanda Rouletabille qui continuait à faire des découvertes dans l’assistance, connaissez-vous cet officier qui est assis tout au bout, là-bas, au bout des fauteuils d’orchestre. Tenez, il se lève.

— Ça ! mais c’est le prince Galitch ! qui fut un des plus riches seigneurs de la Terre Noire. Aujourd’hui, il est presque ruiné.