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L’ILLUSTRATION

tiré par son veston. Il se retourna. C’était le joyeux avocat, bien connu pour son solide coup de fourchette, Athanase Georgevitch, en compagnie du joyeux conseiller d’empire, Ivan Pétrovitch, qui lui faisait signe de descendre :

— Venez donc ! Nous avons une loge !

Rouletabille ne se fit pas prier et bientôt il était installé au premier rang d’une loge d’où il pouvait voir à la fois la scène et le public. Dans le moment, le rideau venait de se baisser sur la première partie du numéro d’Annouchka. Les amis étaient bientôt rejoints par Thadée Tchichnikof, le gros marchand de bois, qui arrivait des coulisses.

— J’ai vu la belle Onoto, qui passait ses bas, annonça le Lithuanien avec un large rire satisfait. Voilà au moins des jambes. Vous m’en direz des nouvelles. Mais la demoiselle boude à cause du succès d’Annouchka.

— Qui donc t’a fait entrer dans la loge de la belle Onoto ! demanda Athanase.

— Eh ! Gounsovski lui-même, mon cher. Il est très amateur, tu sais ?

— Comment ! Tu fréquentes Gounsovski ?

— Ma parole, je vous dirai, chers amis, que ce n’est pas une mauvaise connaissance… Il m’a rendu un petit service l’année dernière à Bakou !… Bonne connaissance dans les moments de troubles publics…

— Tu travailles donc dans le pétrole, maintenant ?…

— Eh ! Eh ! un peu de tout… pour gagner sa vie… j’ai un petit puits là-bas… Oh ! pas grand’chose… et une petite maison, une toute petite maison pour mon petit commerce…

— Quel accapareur, ce Thadée ! déclara Athanase Georgevitch en lui claquant la cuisse d’une tape formidable de son énorme main. Gounsovski est venu lui-même surveiller les débuts d’Annouchka, hein ? Seulement, il entre dans la loge d’Onoto, le gros malin !

— Bah ! si tu crois qu’il se gêne !… Sais-tu avec qui il soupe ce soir ? avec Annouchka, mon cher, et nous sommes invités !

— Comment cela ? demanda le gai conseiller d’empire.

— Il paraît que c’est Gounsovski qui a décidé le ministre à permettre le « numéro » d’Annouchka en affirmant qu’il répondait de tout ; seulement, il a exigé d’Annouchka, pour sa récompense, qu’elle accepterait de souper avec lui le soir de ses débuts.

— Et Annouchka a consenti ?

— C’était la condition, il paraît… Du reste, on raconte qu’Annouchka et Gounsovski ne sont pas si mal ensemble… Gounsovski a rendu bien des services à Annouchka. On le dit amoureux.

— Il a l’air d’un marchand de parapluies ! émit Athanase Georgevitch.

— Tu l’as donc vu de si près ? demanda Ivan.

— J’ai dîné chez lui, ça n’est pas pour me vanter, ma parole !

— C’est ce qu’il m’a dit, reprit Thadée. Quand il a su que nous étions ensemble, il m’a dit : « Amenez-le, c’est un charmant garçon qui a un solide coup de fourchette. Et amenez aussi ce cher seigneur Ivan Pétrovitch et tous vos amis. Plus on est de fous, plus on rit. »

— Oh ! je n’ai dîné chez lui, grogna Athanase, que parce qu’il l’a voulu pour me rendre un service absolument !

— Il rend donc des services à tout le monde, cet homme-là ? fit observer Ivan Pétrovitch.

— Parfaitement, ma parole ! il le faut donc bien ! regrogna Athanase. Comment voulez-vous qu’un chef de l’Okrana existe s’il ne rend pas de services à tout le monde… à tout le monde, mes chers amis, croyez-moi, et « le verre à la main » encore ! Il faut qu’un chef de l’Okrana soit bien avec tout le monde, avec tout le monde et son père, comme dit le joyeux La Fontaine (on connaît ses auteurs), s’il tient à son poste sur cette terre ! Vous m’avez compris, s’il vous plaît ! Ah ! ah !

Énorme rire d’Athanase enchanté de son esprit bien français ; coup d’œil à Rouletabille pour savoir si le petit apprécie tout le sel de la conversation d’Athanase