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ROULETABILLE CHEZ LE TSAR

reuse par un couplet patriotique où tout le monde, au lendemain de la guerre, se retrouvait pour applaudir. Bientôt, en effet, elle remporta tous les suffrages et on lui fit un triomphe. Les étudiants, les révolutionnaires, les radicaux et les cadets, en acclamant la chanteuse, glorifiaient non seulement son art, mais encore et surtout la sœur du mécanicien Volkouski, qui avait failli périr avec son frère sous les balles du régiment Semenowsky. Les amis de la cour, de leur côté, ne pouvaient oublier que c’était elle qui, en plein Kremlin, avait détourné le bras de Constantin Kochkarof, chargé par le comité central révolutionnaire d’anéantir le grand-duc Pierre Alexandrovitch au moment où il se rendait chez le gouverneur, dans son traîneau. La bombe alla éclater à dix pas plus loin, tuant de l’un de ses éclats Constantin Kochkarof. Peut-être, avant de mourir, eut-il le temps d’entendre Annouchka qui lui disait : « Malheureux ! on t’a dit de tuer le prince, on ne t’a pas dit d’assassiner ses enfants ! » En effet, Pierre Alexandrovitch, dans le traîneau, avait sur ses genoux les deux petites princesses âgées de sept et huit ans. La cour avait voulu récompenser cet acte héroïque. Annouchka avait craché à la figure de l’envoyé du grand maître de la police qui lui avait parlé d’argent. À l’Ermitage de Moscou, où elle chantait alors, quelques-uns de ses admirateurs lui avaient fait prévoir des représailles de la part des révolutionnaires. Ceux-ci lui firent savoir aussitôt qu’elle n’avait rien à redouter. Ils approuvaient son geste et lui firent savoir qu’ils comptaient sur elle pour tuer le grand-duc, un jour où il serait tout seul, ce qui, du reste, avait bien fait rire Annouchka. C’était une enfant terrible à laquelle on ne connaissait pas d’« ami », qui passait pour sage et dont on n’aurait pu dire le jeu. Elle se plaisait dans les cabinets particuliers à faire tout à coup frissonner les soupeurs. Un jour, elle avait jeté en pleine figure à l’un des plus puissants tchinownicks de Moscou : « Toi, mon vieux, tu es président de telle centaine noire ; ton compte est bon. Hier, tu as été condamné à mort par les délégués du comité central à Presnia. Fais ta prière ». L’autre buvait du champagne (de première marque). Il n’acheva pas son verre. Les schclaviceks l’emportèrent frappé d’apoplexie. Depuis qu’elle avait sauvé les petites grandes-duchesses, la police avait ordre de la laisser faire et dire. Elle tenait des propos terribles contre le gouvernement. Ceux qui souriaient à ces propos et qui n’étaient point de la police disparaissaient de la circulation. Leurs amis, même, n’osaient plus demander de leurs nouvelles. On se doutait seulement qu’ils devaient travailler maintenant quelque part, du côté des mines, passé les monts Ourals. Annouchka avait, au moment de la révolution, un frère qui était mécanicien sur la ligne de Kazan-Moscou. Ce Volkouski était un des plus âpres travailleurs du comité de grève. On l’avait « à l’œil ». Éclata la révolution. Il accomplit, aidé de sa sœur, un de ces faits formidables qui font passer les héros à la mémoire de la plus lointaine postérité. Leur chef-d’œuvre accompli, ils furent pris par les soldats de Trébassof. Tous deux furent condamnés à mort. Volkouski exécuté le premier, la sœur attendait son tour quand un officier arriva juste, au galop de son cheval, pour faire relever les fusils. Le tsar, informé, venait d’envoyer télégraphiquement l’ordre de grâce. Après cette histoire elle disparut. On la croyait partie pour quelque tournée, comme elle en avait l’habitude, à travers l’Europe, dont elle parlait toutes les langues, ainsi qu’une vraie bohémienne. Et puis, voilà qu’elle réapparaissait dans sa gloire joyeuse, à Krestowsky. On pouvait être sûr cependant qu’elle n’avait pas oublié son frère. Les malins prétendaient que, si le gouvernement et la police se montraient si longanimes, c’est qu’ils y trouvaient leur intérêt. La vie au grand jour d’Annouchka les renseignait davantage que ses pérégrinations cachées. Dans cet ordre d’idées, les bas policiers qui entouraient le chef de l’Okrana de Pétersbourg, le fameux Gounsovski, avaient des sourires entendus. Entre eux, ils avaient donné à Annouchka ce surnom ignoble : papier à mouches.

Rouletabille devait être très au courant de toutes ces particularités concernant Annouchka, car il ne s’étonnait nullement de la grande curiosité et de la forte émotion qu’elle soulevait. De l’endroit où il était placé il n’entrevoyait qu’un petit coin de scène et il se soulevait sur la pointe des pieds pour apercevoir la chanteuse, quand il se sentit