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ROULETABILLE CHEZ LE TSAR

— Alors, elle est allée déjeuner chez eux !

— Sans doute, à moins qu’ils ne soient au restaurant… on ne sait pas… Le père Boris aime assez emmener la famille déjeuner à la Barque quand il fait beau… Calme-toi, petit domovoï. Qu’as-tu ? De nouvelles craintes, dis ? De nouvelles craintes ?

— Non ! Non ! tout va bien !… l’adresse, vite !… de la famille de Boris.

— La maison au coin de la place Saint-Isaac et de la rue de la Poste.


— Bien ! merci ! Adieu !

Il se fit conduire place Saint-Isaac ; en route, il avait chargé dans son isvo l’interprète de l’hôtel de la Grande Morskaïa, qui pouvait lui être utile. C’est par son intermédiaire, en effet, qu’il apprit que les Mourazof et Natacha Trébassof devaient avoir pris le train pour aller déjeuner à Pergalowo, une des premières stations de Finlande.

— Rien que ça ! fit-il, et il ajouta à part lui : Et ce n’est peut-être pas vrai !

Il paya le cocher, l’interprète, et s’en fut déjeuner, lui, tout près de là, à la brasserie de Vienne. Il en sortit, une demi-heure plus tard, assez calme. Il prit paisiblement le chemin de la Grande Morskaïa, pénétra dans l’hôtel, s’adressa au schwitzar ;

— Pourriez-vous me donner, lui demanda-t-il, l’adresse de Mlle  Annouchka ?

— La chanteuse de Krestowsky ?

— Elle-même.

— Elle a déjeuné ici. Elle vient de sortir avec le prince.

Sans curiosité pour le prince, Rouletabille maudit son mauvais sort et réitéra sa demande d’adresse.

— Mais elle habite l’un des quartirs[1] meublés d’en face…

Rouletabille, consolé, traversa la rue, suivi de l’un des interprètes de l’hôtel qu’il avait emmené… En face, il apprenait sur le palier du premier étage que Mlle  Annouchka était absente et ne rentrerait pas de la journée. Il redescendit toujours suivi de son interprète, et, se rappelant qu’on lui avait dit qu’en Russie on ne se repentait jamais d’avoir été généreux, il donna cinq roubles à l’interprète, en lui demandant quelques détails sur la vie à Pétersbourg de Mlle  Annouchka. L’autre lui répondit à l’oreille :

— Arrivée depuis huit jours, mais ne passe jamais la nuit dans son appartement.

Et il ajouta, en montrant la maison dont ils sortaient :

— Adresse pour la police.

— Oui, oui, fit Rouletabille, parfaitement… compris. Mais elle chante ce soir !

— Monsieur, ce sera un début magnifique !

— Oui… oui… je sais… je sais… merci !…

Tous ces contretemps, dans ce qu’il entreprenait ce jour-là, au lieu de l’abattre le portaient plutôt à réfléchir. Il retourna, les mains dans les poches, en sifflotant, à la place d’Isaac… fit le tour de l’église, en surveillant la maison du coin, pénétra dans le monument, le visita avec minutie, en sortit émerveillé, se rendit ensuite chez les Mourazof qui n’étaient pas encore rentrés de leur Finlande, puis s’en fut s’enfermer à l’hôtel dans sa chambre où il fuma une dizaine de pipes. Il sortit de son nuage pour dîner.

À dix heures du soir, il descendait d’isvo devant Krestowsky. Il y avait déjà nombre d’équipages devant la porte. L’établissement de Krestowsky, qui s’élève dans les Îles comme celui de l’Aquarium n’est ni un théâtre, ni un music-hall, ni un café-concert, ni une foire, ni un restaurant, ni un jardin public : il est tout cela à la fois et à plusieurs exemplaires. Théâtre d’été, théâtre d’hiver, scènes en plein air, salles de spectacle, montagnes russes, exercices variés, divertissements de tous genres, promenades fleuries, cafés, restaurants, cabinets particuliers, tout a été réuni là de ce qui peut amuser, charmer, entraîner aux plus folles orgies, et faire attendre l’aurore avec patience aux malheureux qui ne peuvent goûter le sommeil qu’à la troisième ou quatrième heure du jour. Les troupes les plus célèbres de l’ancien et du nouveau monde s’y produisent

  1. Appartements.