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L’ILLUSTRATION

Koupriane regarda Rouletabille comme il l’avait déjà regardé lors de l’explication qu’il avait eue avec lui sur le bord du golfe… et, comme cette fois-là encore, il se décida :

— C’est bien ! fit-il. Vous avez ma parole… le pauvre diable donc !

— Vous êtes un brave homme, monsieur Koupriane, mais un peu vif, le fouet à la main…

— Que voulez-vous ! c’est déjà le métier qui veut cela !…

— Adieu ! ne me reconduisez pas !… Je suis déjà assez compromis, fit Rouletabille en riant.

— À bientôt ! et bonne chance !… tâchez de trouver chez lui… le président de la Douma ! ajouta Koupriane, farceur, avec un gros rire.

Mais Rouletabille était déjà parti.

« Ce gamin, exprima tout haut le maître de la police, ne m’a pas dit la moitié de ce qu’il sait. »


IX

ANNOUCHKA


« Et maintenant, à nous deux, Natacha ! » murmura Rouletabille dès qu’il fut dehors. Il héla le premier isvotchick qui passait et jeta l’adresse de la datcha des Îles. En route, il se prit la tête entre les mains. Son front brûlait, ses joues étaient en feu. Par un effort prodigieux de sa volonté, il parvint presque instantanément à se calmer, à se dompter. En retraversant la Néva, sur le pont qu’il avait si joyeusement franchi quelques instants auparavant, en revoyant les Îles, il poussa un soupir : « Je croyais que tout était fini pour moi, tout à l’heure, dit-il, et maintenant je ne sais plus où je m’arrêterai !  » Son regard s’alourdit une minute encore d’une bien sombre pensée : l’image de la Dame en noir se dressa devant lui… puis il secoua la tête, bourra sa pipe, l’alluma, essuya une larme qui lui était venue sans doute d’un peu de fumée dans l’œil et cessa de s’apitoyer sur lui-même… Un quart d’heure plus tard, il donnait, à la mode boyard, un bon coup de poing dans le dos à son cocher pour le faire stopper devant la villa Trébassof. Un charmant tableau s’offrit à ses yeux. Toute la bande déjeunait gaiement dans le jardin, autour de la table du kiosque. Cependant il fut étonné de ne pas apercevoir Natacha. Boris Mourazof et Michel Korsakof étaient là. Rouletabille ne voulait pas être aperçu. Il fit un signe à Ermolaï qui passait dans le jardin et qui le rejoignit aussitôt à la grille.

— La barinia !… commanda à voix basse le reporter, et son doigt sur la bouche recommandait au fidèle intendant la discrétion.

Deux minutes plus tard, Matrena Pétrovna rejoignait Rouletabille dans la loge.

— Eh bien, et Natacha ? demanda-t-il hâtivement à la générale, qui déjà lui embrassait les mains comme elle eût fait à une idole.

— Elle est partie… oui, sortie… ah ! je ne l’ai pas retenue… je ne l’ai pas retenue… son visage me fait peur, vois-tu, petit ange !… Comme tu es impatient !… Qu’as-tu ? Où en sommes-nous ? Qu’as-tu décidé ?… je suis ton esclave… commande… commande.

— Les clefs de la villa ?… Oui, donnez-moi une clef de la véranda, vous devez en avoir plusieurs, il faut que je puisse rentrer dans la villa, cette nuit, si c’est nécessaire…

Elle détacha une clef de son trousseau, la donna au jeune homme et dit quelques mots en russe à Ermolaï pour lui recommander encore d’obéir en tout au petit domovoï-doukh, jour et nuit.

— Et maintenant vous allez me dire où est Natacha ?

— Les parents de Boris sont venus nous voir tout à l’heure, demander des nouvelles du général. Ils ont emmené Natacha avec eux comme ils faisaient souvent autrefois. Natacha s’est laissé emmener tout de suite. Petit domovoï, écoute bien… écoute bien Matrena Pétrovna… on eût dit qu’elle n’attendait qu’eux.