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ROULETABILLE CHEZ LE TSAR

et compter ses blessures. Il en avait quatorze. On lui avait volé la petite chaîne d’or qu’il avait au cou et qui retenait la médaille de sa mère, morte l’année précédente. Je lui parlai à l’oreille. Je jurai de le venger. Quarante-huit heures plus tard je m’étais mis à la disposition du comité révolutionnaire. La semaine ne s’était pas écoulée que Touman, à qui, paraît-il, je ressemblais beaucoup et qui était un des agents de l’Okrana de Kiew, était assassiné dans le chemin de fer qui l’amenait à Pétersbourg. Assassinat secret. Je recevais les papiers de Touman et je le remplaçai près de toi. J’étais sacrifié d’avance et je ne demandais qu’une chose, c’est que cela durât au moins jusqu’à l’exécution de Trébassof. Ah ! j’aurais voulu le tuer de ma propre main, celui-là ! Mais un autre avait été déjà désigné et mon rôle devait se borner à l’aider. Et tu crois que je vais te nommer cet autre-là ! Jamais !… Et si tu découvres cet autre-là, comme tu m’as découvert, un autre viendra, et un autre ! et un autre ! jusqu’à ce que ce Trébassof paie ses crimes ! C’est tout ce que j’ai à te dire, Koupriane !… Quant à vous, mon petit, ajouta-t-il en se tournant vers Rouletabille, je ne donnerais pas cher de vos os ! Nous ne valons guère mieux tous les deux. Et c’est ce qui me console !…

Koupriane n’avait pas interrompu l’homme. Il le regardait en silence, tristement.

— Tu sais, mon pauvre vieux, que tu vas être pendu, maintenant ! lui dit-il.

— Non ! gronda Rouletabille. Monsieur Koupriane, je vous fiche mon billet que celui-là ne sera pas pendu !

— Et pourquoi cela ? demanda le maître de police, pendant que, sur un signe de lui, on emmenait le faux Touman.

— Parce que c’est moi qui l’ai dénoncé !

— En voilà une raison. Et qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse ?

— Gardez-le pour moi ! pour moi tout seul, vous entendez !

— En échange de quoi ?

— En échange de la vie du général Trébassof, vous y gagnez !…

— Eh ! la vie du général Trébassof, vous en parlez comme si elle vous appartenait !… comme si vous en disposiez !…

Rouletabille posa la main sur le bras de Koupriane.

— Peut-être ! dit-il.

— Voulez-vous que je vous dise une chose, monsieur Rouletabille, c’est que la vie du général Trébassof, d’après ce que vient de laisser échapper ce Touman qui n’est pas Touman, ne vaut guère plus cher que la vôtre si vous restez ici ! Puisque vous êtes disposé à ne plus vous occuper de rien, prenez le train, cher monsieur, prenez le train, et partez !

Rouletabille se promena de long en large, fort agité, puis, soudain, il s’arrêta :

— Impossible ! fit-il. Impossible ! Je ne… Je ne puis pas partir encore. Pourquoi ?

— Mon Dieu ! monsieur Koupriane, parce qu’il me reste à interviewer le président de la Douma et à finir ma petite enquête sur la politique des cadets.

— Oui-da !…

Koupriane le regardait avec un sourire goguenard.

— Qu’allez-vous faire de cet homme ? demanda Rouletabille.

— Le faire soigner.

— Et après ?

— Après, il appartient à ses juges.

— C’est-à-dire au gibet !

— Dame !

— Monsieur Koupriane, je vous le répète. Vie contre vie. Donnez-moi celle de ce pauvre diable et je vous promets celle du général Trébassof.

— Enfin, expliquez-moi !…

— Rien du tout ! Me promettez-vous que vous garderez le silence sur le cas de cet homme, ce qui, du reste, peut vous servir, et que l’on ne touchera pas à un cheveu de sa tête ?…