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ROULETABILLE CHEZ LE TSAR

surveiller la maison des Îles, la nuit, sans qu’on s’en doute. Plus de pardessus marron à faux astrakan, hein !… Des apaches !… des apaches sur la piste de guerre, qui « ne font qu’un » avec la terre, avec les arbres, avec les pierres du chemin… Mais parmi ces apaches-là n’envoyez pas l’agent de votre okrana particulière qui surveillait la fenêtre pendant que l’autre y grimpait.

— Hein ?

— Dame ! Ces ascensions dont on peut lire les preuves le long du mur et aussi sur le fer forgé du balcon ont eu lieu pendant que vos agents, nuit et jour, surveillaient la villa. Avez-vous remarqué, monsieur, que c’était toujours le même agent qui prenait son poste la nuit, derrière la villa, sous la fenêtre ? Le livre de la générale Trébassof, qui tenait à cet égard un très précis état des forces dont elle disposait pendant cette période de siège, est des plus instructifs de ce côté. Les autres postes changeaient de titulaire ; mais le même agent, quand il faisait partie du groupe de garde, demandait toujours le même poste qui ne lui était, du reste, disputé par personne, car ce n’est pas gai de passer les heures de la nuit derrière un mur, dans un champ désert. Les autres préféraient de beaucoup écouler leur temps de veille dans la villa ou devant la loge où la votka et le médoc de Crimée, le kwass et le pivô, le kirsch et le tchi, ne leur étaient jamais marchandés. Cet agent s’appelle Touman.

— Touman !… c’est impossible ! Un des meilleurs agents de Kiew. Il m’a été recommandé par Gounsovski.

Rouletabille ricana.

— Oui ! Oui ! Oui ! gronda le maître de police… Il y a toujours quelqu’un qui ricane comme ça quand on prononce ce nom-là !

Koupriane était devenu cramoisi. Il se leva, entr’ouvrit la porte, donna assez longuement un ordre en russe et revint s’asseoir.

— Maintenant, dit-il, vous allez me raconter dans tous ses détails l’histoire du poison et des raisins du maréchal de la cour. Je vous écoute.

Rouletabille lui narra très nettement, et sans en tirer aucun commentaire, tout ce que nous savons déjà. Il terminait son récit quand un homme, vêtu d’un pardessus marron et de faux astrakan, fut introduit. C’était celui-là même que Rouletabille avait remarqué dans le salon du général Trébassof et qui parlait français. Deux gendarmes se tenaient derrière lui. La porte avait été refermée. Koupriane se tourna vers l’homme au pardessus

— Touman ! dit-il, j’ai à te parler. Tu es un traître et j’en ai la preuve. Tu vas tout m’avouer : je te donnerai mille roubles et tu iras te faire pendre ailleurs.

Les yeux de l’homme chavirèrent, mais il se remit vite. Il répondit en russe.

— Parle français ! je te l’ordonne, commanda Koupriane.

— Je réponds à Votre Excellence, fit Touman, d’une voix ferme, que j’ignore ce que Votre Excellence veut dire.

— Je veux dire que tu as aidé un homme à pénétrer de nuit dans la villa Trébassof, pendant que tu étais de garde sous la fenêtre du petit salon. Tu vois qu’il n’y a pas à nous tromper plus longtemps. Je jouerai avec toi franchement, bon jeu bon argent. Le nom de cet homme et tu as mille roubles ?

— Je suis prêt à jurer sur les saintes icônes…

— Ne fais pas de faux serment…

— J’ai toujours servi loyalement…

— Le nom de cet homme !

— Eh ! je ne sais pas, encore une fois, ce que Votre Excellence veut dire.

— Si, tu m’as compris, reprit Koupriane qui, visiblement, contenait une colère prête à éclater… Un homme s’est introduit pendant que tu étais de garde…

— Je n’en ai rien vu. Après tout, c’est possible… Il y a eu des nuits noires… J’allais de long en large…

— Tu n’es pas un imbécile. Le nom de cet homme ?

— Je vous assure, Excellence…