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ROULETABILLE CHEZ LE TSAR

rait sur l’enveloppe lui était parfaitement inconnue. Il déchira et lut en excellent français : « Prière à M. Joseph Rouletabille de ne point s’occuper de choses qui ne le regardent pas. Ce second avertissement sera le dernier ! » Cela était signé : « Le comité central révolutionnaire ».

« Oh ! oh ! fit Rouletabille, en glissant le papier dans sa poche, ça se corse ! Heureusement que je n’ai plus à m’occuper de rien du tout !… Maintenant, c’est le tour de Koupriane ! Allons chez Koupriane ! »


À cette date, carnet de Rouletabille :

Natacha à son père : « Mais, toi, papa, tu as passé une bonne nuit ? As-tu pris de ton narcotique ? »

Formidable et (à moins de confondre le ciel et l’enfer) je n’ai plus le droit de prendre une note[1].


VIII

LA PETITE CHAPELLE DES « GARDAVOÏS »


Rouletabille fit une longue promenade qui le conduisit au pont Troïteky, puis, redescendant la Naberjnaïa, il atteignit le Palais d’hiver. Il semblait avoir chassé toute préoccupation et prenait un plaisir enfantin aux divers aspects de la vie dans la cité du Grand Pierre.

Il s’arrêta devant le Palais d’hiver, traversa lentement la place où jaillit de son socle d’airain le prodigieux monolithe de la colonne Alexandrine, marcha entre des palais, des colonnades, passa sous un arc immense : tout lui paraissait cyclopéen et jamais il ne s’était senti si petit, si écrasé… et cependant il était heureux dans sa petitesse, il était content de lui, en face de ces colosses… et tout lui plaisait, ce matin-là. La rapidité des isvos, l’humeur batailleuse des isvotchicks, l’élégance des femmes, la belle prestance des officiers et leur aisance naturelle sous l’uniforme, si opposée à la « tenue de bois » de messieurs les officiers de Berlin qu’il avait remarquée aux Tilleuls et dans la Frederikstrasse, entre deux trains… tout l’enchantait… Le costume même des moujiks aux blouses éclatantes, aux chemises roses par-dessus le pantalon, les grègues larges et les bottes à mi-jambes… même les malheureux qui, en dépit de la douceur de la température, étaient encore affublés de la touloupe en peau de mouton, tout l’impressionnait favorablement, tout lui paraissait original et sympathique.

L’ordre régnait dans la ville… les gardavoïs étaient polis, bien astiqués, de mine superbe… les passants de ce quartier parlaient entre eux, gaiement… souvent en français, et avaient les manières les plus civilisées du monde… Où donc était l’Ours du Nord ? Jamais il n’avait vu ours si bien léché… Et c’était cela cette ville qui, hier, encore, était en révolution ? C’était bien là ce parc Alexandre, où, quelques semaines auparavant, la troupe avait tiré sur les enfants réfugiés dans les arbres comme sur des moineaux… C’était là, sur ce pavé si propre, que les cosaques avaient laissé tant de cadavres ?… Enfin, il l’apercevait là-bas, cette perspective Newsky où les balles pleuvaient naguère comme grêle sur un peuple endimanché et joyeux ?… Nichevô ! Nichevô ! Tout cela était déjà oublié… on oubliait hier comme on oubliait demain !… Les nihilistes ? des poètes qui s’imaginent qu’une bombe peut faire dans cette Babylone du Nord autre chose qu’un bruit de pétard. Regardez ces gens qui passent. Ils ne pensent pas plus à l’attentat de la veille qu’à celui qui se prépare dans l’ombre des tracktirs… Heureuses gens de ce clair quartier, qui, en pleine sérénité, couraient à leurs affaires ou à leurs plaisirs dans l’air le plus pur, le plus léger, le plus transparent de la terre. Non ! Non ! on ne

  1. En effet, on ne trouve plus, à partir de ce jour, aucune note sur le carnet de Rouletabille. La dernière est celle-ci, bizarre et romantique, et nécessaire, comme l’indique Sainclair, l’avocat à la cour de Paris et l’ami de Rouletabille, dans les papiers duquel nous avons trouvé tous les éléments de cet ouvrage.