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L’ILLUSTRATION

— Oui, oui, je te le promets… je ne la regarderai plus jamais !… c’est promis… c’est promis… fais ce que tu veux… Pourquoi, tout à l’heure, lisais-tu, quand je te parlais des nihilistes, disais-tu : s’il n’y avait que cela !… Tu crois donc qu’elle n’est pas une nihiliste, elle !… elle lit des choses… des choses de barricades !…

— Madame, madame, vous ne pensez qu’à Natacha… Vous m’avez promis de ne plus trop la regarder, promettez-moi de ne plus trop y penser…

— Pourquoi, pourquoi as-tu dit : s’il n’y avait que cela !

Parce que, s’il n’y avait que les nihilistes dans votre affaire, chère madame, ce serait trop simple ! Ou plutôt, ça aurait été plus simple ! Est-ce que vous croyez, madame, qu’un nihiliste tout pur… un nihiliste qui ne serait qu’un nihiliste, tiendrait beaucoup à ce que sa bombe éclatât dans un bouquet de fleurs, plutôt que n’importe où, n’importe où pourrait être atteint le général ? Est-ce que vous croyez que la bombe aurait produit moins d’effet derrière la porte que devant ? Et la petite cachette dans le plancher, est-ce que vous croyez qu’un vrai révolutionnaire, un peu tel qu’on vous les fabrique par ici, s’amuserait à pénétrer dans la villa pour retirer deux clous d’un plancher quand on lui en laisse le temps entre deux visites dans la salle à manger ? Est-ce que vous croyez qu’un révolutionnaire qui veut venger les morts de Moscou et qui peut parvenir jusqu’à une porte derrière laquelle repose le général Trébassof va s’amuser à faire un petit trou avec une épingle pour tirer le verrou, et s’amuser à verser du poison dans un verre ? Allons donc ! allons donc ! il eût jeté sa bombe quitte à sauter lui-même avec la villa ! ou quitte à être arrêté sur le fait ! quitte à subir le martyr des cachots de la forteresse Pierre et Paul, quitte à être pendu à Schlusselbourg !… N’est-ce point toujours ainsi que ça se passe ?… Voilà comme il eût agi et non point comme un rat d’hôtel !… Or, il y a quelqu’un chez vous (ou qui vient chez vous) qui agit comme un rat d’hôtel, parce qu’il ne faut point qu’il soit vu, parce qu’il ne faut point qu’il soit découvert, parce qu’il ne faut point qu’il soit pris sur le fait ! Or, du moment où il ne redoute rien tant que d’être pris sur le fait et où, pour cela, il déploie une ardeur de prestidigitateur, c’est que son but dépasse le fait, dépasse la bombe, dépasse le poison ! D’où la nécessité des bombes à lente explosion, à mouvement d’horlogerie, déposées dans un endroit où elles peuvent être confondues avec d’autres objets et non sur un palier tout nu, dans un escalier condamné à tous, mais que vous visitez vingt fois par jour…

— Mais cet homme se promène donc ici comme il veut, le jour, la nuit ? Tu ne réponds pas !… Tu le connais peut-être…

— Je le connais peut-être, mais je ne tiens pas à savoir qui c’est maintenant.

— Tu n’es pas curieux, petit domovoï-doukh… Un ami de la maison, certainement… et qui rentre dans la maison comme il veut, la nuit, parce qu’on lui ouvre la fenêtre… Et qui vient de la villa de Kristowsky… Boris ou Michel ! Ah ! misère de la pauvre Matrena ! Pourquoi ne tuent-ils point la pauvre Matrena ?… Leur général… leur général… des soldats… des soldats qui viennent la nuit, pour tuer leur général… aidés par… par qui ?… Tu crois cela ! toi… lumière de mes yeux !… tu crois cela !… non ! non ! ça n’est pas possible !… Savez-vous bien, monsieur le domovoï, que je ne peux pas croire une pareille horreur… non ! non ! par Monseigneur Jésus qui est mort en croix… et qui lit dans le fond des cœurs, je ne crois pas que Boris, qui a cependant des idées très avancées… je l’avoue… il faut ne pas l’oublier… très avancées… et qui fait des vers aussi très avancés, je le lui ai toujours dit… je ne crois pas que Boris soit capable d’un pareil forfait… Quant à Michel, c’est un honnête homme… Et ma fille, ma Natacha, est une honnête fille !… Tout cela se présente mal, en vérité ; mais je ne soupçonne ni Michel, ni Boris, ni ma très pure et très aimée Natacha (bien qu’elle ait fait une traduction en vers français libres, très avancés, indigne certainement de la fille d’un général). Voilà quel est le fond de ma pensée, le fond de mon cœur… tu m’as bien entendue, petit ange du paradis ? Ah ! c’est à toi que le général doit la vie ! que Matrena doit la vie !… Sans toi, cette maison serait déjà un cercueil… comment m’acquitter jamais ?… Tu ne veux rien !… Je t’agace ! Tu ne m’écoutes même pas !… Un cercueil, nous serions dans un cercueil !… Dis-moi ce que tu désires. Tout ce que j’ai t’appartient.