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ROULETABILLE CHEZ LE TSAR

Misère du Seigneur ! Qu’y avait-il donc dans ces livres maudits sur lesquels se penchaient les jeunes fronts pâles pour que de telles abominations fussent possibles… Ah ! Natacha ! Natacha ! c’est à elle qu’elle aurait voulu le demander, en l’étreignant à l’étouffer sur sa rude poitrine et en l’étranglant de sa propre main pour ne pas entendre la réponse !… Ah ! Natacha ! Natacha ! qu’elle avait tant aimée !… Et elle s’affala sur le parquet, rampa sur le tapis jusqu’à la porte, s’allongea, étendue comme une bête, et elle se mit la tête dans les bras pour pleurer sa fille… Natacha ! Natacha ! qu’elle avait chérie comme sa propre enfant… et qui ne l’entendait pas !… Ah ! qu’est-ce que le petit était allé chercher dehors quand toute la vérité était derrière cette porte !… Songeant à lui, elle eut honte qu’il la trouvât dans cette posture animale, se releva sur ses genoux et se glissa jusqu’à la fenêtre qui donnait sur la Néva. L’inclinaison des lattes des volets lui permettait très bien de voir ce qui se passait dehors, et ce qu’elle vit la fit relever tout à fait. Au-dessous d’elle, le reporter se livrait aux mêmes exercices incompréhensibles qu’elle lui avait vu accomplir dans le jardin. Trois allées conduisaient, du petit chemin qui longeait le mur de la villa à la rive de la Néva. Le jeune homme, toujours les mains derrière le dos, toujours le front haut, les entreprit tour à tour. Dans la première, il s’arrêta dès le premier pas. Il alla jusqu’au deuxième pas dans la seconde. Dans la troisième, qui obliquait vers la droite et semblait vouloir rejoindre les bords les plus proches de Kristowsky Ostrow, elle le vit s’avancer lentement d’abord, puis plus vite entre les petits arbres et les haies. Une fois seulement il s’arrêta et regarda attentivement le tronc d’un arbre contre lequel il sembla ramasser quelque chose d’invisible, et puis il continua jusqu’à la rive. Là, il s’assit sur une pierre et parut réfléchir, et puis soudain il enleva sa veste, ses chaussures, regarda un certain point de la berge en face de lui, et enfin, achevant de se déshabiller, il se laissa glisser dans le fleuve. Elle l’aperçut bientôt qui nageait comme un dauphin, plongeant et montrant de temps à autre sa grosse tête, soufflant et replongeant. Il aborda Kristowsky Ostrow dans une touffe de roseaux. Et là il disparut. Tout là-bas, entourées d’un bouquet d’arbres verts, on apercevait les tuiles rouges de la villa qui abritait Boris et Michel. De cette villa, on pouvait apercevoir la fenêtre du petit salon des Trébassof, mais en aucune façon ce qui se passait entre le pied du mur et la rive. Un isvotchick glissa sur la route lointaine de Kristowsky, traînant dans sa voiture une bande de jeunes officiers et de demoiselles en rupture de souper qui chantaient ; puis tout retomba à un lourd silence. Les yeux de Matrena cherchèrent encore Rouletabille, mais ne le rencontrèrent point. Combien de temps resta-t-elle ainsi, le front appuyé à la vitre glacée ?… Qu’attendait-elle ?… Elle attendait peut-être que l’on bougeât à côté… que la porte s’ouvrît à côté et que la figure traîtresse de l’Autre apparût…

Une main, prudente, la toucha. Elle se retourna.

Rouletabille était là, le visage tout balafré de raies rouges, sans faux col ni cravate, ayant hâtivement repassé ses habits. Il paraissait furieux de la surprendre dans un pareil désarroi. Elle se laissa conduire par lui comme une enfant. Il la mena dans sa chambre et là, la porte close :

— Madame, commença-t-il, cela devient impossible de travailler avec vous !… Qu’est-ce que vous faisiez à pleurer à deux pas de la porte de votre belle-fille !… Vous et votre Koupriane, vous commencez à me faire regretter le faubourg Poissonnière, vous savez !… Votre belle-fille vous a certainement entendue… heureusement qu’elle n’attache aucune importance à toutes vos fantasmagories nocturnes et qu’elle y est habituée depuis longtemps ! Elle est plus raisonnable que vous, Mlle  Natacha ! Elle dort, elle !… ou elle fait semblant de dormir, ce qui donne la paix à tout le monde ! Que lui répondriez-vous si par hasard elle vous demandait aujourd’hui la raison de vos pas et démarches dans le petit salon, si elle se plaignait que vous l’ayez empêchée de dormir ?

Matrena secoua encore sa tête si vieillie, si vieillie… « Non !… Non !… elle ne m’a pas entendue… je suis venue là comme une ombre, comme l’ombre de moi-même… Elle ne m’entend plus !… On n’entend plus une ombre !… »

Rouletabille en eut pitié, lui parla plus doucement.