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L’ILLUSTRATION

Mais elle ne le comprenait pas davantage. Elle voulait absolument pénétrer dans la chambre de Natacha.

— Si vous entrez là, fit-il, et si (ce qui est fort possible) ce que vous cherchez ne s’y trouve pas, tout est perdu ! Et quant à moi, je renonce à tout !

Elle se laissa glisser, s’affala sur un siège.

— Pas de désespoir ! murmura-t-il. Nous ne savons encore rien !

Elle secoua lugubrement sa pauvre vieille tête.

— Nous savons qu’il n’y a qu’elle ici, puisque personne n’a pu entrer, puisque personne n’a pu sortir !…

Et cela, en vérité, lui barrait la cervelle, l’empêchait de saisir, par le moindre coin, la pensée de Rouletabille… Alors l’impossible dialogue reprit :

— Je vous répète que nous ne savons pas si l’on n’est pas sorti !… reprenait le reporter en lui demandant ses clefs.

— Folie ! Par où ?

— Cherchons dehors comme nous avons cherché dedans !

— Eh ! tout est fermé dedans !

— Madame, encore une fois, ça n’est pas une raison pour qu’on ne soit pas dehors !

Il mit cinq minutes à ouvrir la porte de la véranda tant il prenait de précautions. Elle le regardait faire, impatiente.

Il lui souffla :

— Je vais sortir, mais ne perdez pas de vue le petit salon. À la moindre alerte, appelez-moi, tirez au besoin, un coup de revolver.

Il descendit dans le jardin toujours avec les mêmes précautions de silence. De l’endroit où elle se trouvait, par la porte laissée ouverte, Matrena pouvait suivre tous les gestes du reporter et surveiller en même temps la chambre de Natacha. L’attitude de Rouletabille continua à l’intriguer au delà de toute expression. Elle le regardait faire, abrutie. De même, un dvornick, qui montait sa garde sur le chemin, regardait le jeune homme à travers les grilles comme il eût considéré un fou, avec consternation. Sur les allées sèches de terre battue ou cimentées qui ne présentaient aucune trace de pas, Rouletabille s’avançait lentement. Autour de lui, il constatait que l’herbe des pelouses n’avait pas été foulée. Et puis il ne regarda plus à ses pieds. Il sembla étudier attentivement la couleur rose du ciel, respirer avec délice le matin des Îles, dans le silence de la terre qui sommeillait encore.

La tête nue, le front haut, les mains derrière le dos, les yeux fixes, il faisait quelques pas, puis soudain s’arrêtait comme s’il avait été touché par une décharge électrique. Aussitôt qu’il semblait avoir ressenti cette secousse, il s’arrêtait encore, puis revenait en arrière et prenait une autre allée où il s’avançait à nouveau, droit devant lui, le front haut, avec le même regard fixe jusqu’au moment où il suspendait sa marche, subitement, comme si quelqu’un ou quelque chose lui conseillait ou lui ordonnait de n’aller pas plus loin. Et toujours il revenait vers la maison… et ainsi il fit toutes les allées qui aboutissaient à la villa ; mais dans tous ces exercices il prenait soin de ne point se placer dans le champ de vision très restreint de la fenêtre de la chambre de Natacha, fenêtre située en retrait, sur le pan coupé du bâtiment. Pour ce qui concernait cette fenêtre, il se glissa à quatre pattes jusqu’à la plate-bande qui longeait le pied du mur et il eut la preuve que nul n’avait sauté par là. Alors, il vint retrouver Matrena dans la véranda.

— Personne n’est venu, ce matin, dans le jardin, dit-il, personne n’est sorti de la villa dans le jardin. Maintenant, je vais voir au dehors. Restez ici, dans cinq minutes je serai de retour.

Il partit, frappa discrètement à la fenêtre de la loge et attendit quelques secondes. Ermolaï bientôt en sortait pour lui ouvrir la grille. Matrena s’avança jusqu’au seuil du petit salon, considéra avec effroi la porte de Natacha. Elle sentait ses jambes qui fléchissaient… elle ne pouvait supporter debout la pensée démoniaque d’un pareil crime… Ah ! ce bras… ce bras qui s’allongeait… s’allongeait, une petite fiole brillante à la main.