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L’ILLUSTRATION

la porte, dans le plancher, était toujours toute droite ; par conséquent il acquit ainsi la preuve nouvelle que la porte n’avait pas encore bougé. Dans le cas contraire, cette petite épingle eût été repoussée horizontalement par terre. Il revint, se redressa, passa dans le cabinet de toilette et, dans un coin, eut une conversation rapide à voix basse avec Matrena :

— Vous allez, lui dit-il, tirer votre matelas jusque dans ce coin du cabinet de toilette d’où l’on peut voir la porte et d’où l’on ne peut être aperçu de quelqu’un qui aurait l’œil au trou de la serrure. Faites cela le plus naturellement du monde et puis vous irez vous reposer ; je passerai la nuit, moi, sur le matelas, et je vous prie de croire que j’y serai mieux que sur le lit de bois de l’escalier, sur lequel j’ai passé la nuit d’hier, derrière la porte !

— Oui, mais vous allez vous endormir ! je ne veux pas !

— Pensez-vous, madame ?

— Je ne veux pas ! Je ne veux pas ! Je ne veux pas quitter la porte des yeux ! Et puis je ne pourrais pas dormir, laissez-moi !…

Il n’insista pas et ils s’accroupirent sur le matelas, tous deux. Rouletabille s’était croisé bien posément, les jambes en tailleur au travail ; mais Matrena resta à quatre pattes, la mâchoire en avant, les yeux fixes, comme un bouledogue prêt à se ruer. Les minutes s’écoulaient dans un profond silence, troublé seulement par la respiration irrégulière et soufflante du général. La figure de celui-ci se détachait blême et tragique sur l’oreiller ; la bouche était entr’ouverte et, par instants, les lèvres remuaient. On put craindre une seconde le retour du cauchemar ou le réveil. Inconsciemment il allongea un bras du côté de la table où se trouvait le verre au narcotique. Et puis il s’immobilisa et ronfla légèrement. La veilleuse, sur la cheminée, accrochait de rares reflets jaunes à des coins de meubles, faisait briller le cadre d’un tableau sur le mur, mettait une étoile vacillante au ventre des fioles. Mais, dans toute la chambre, Matrena Pétrovna ne voyait, ne regardait que le verrou de cuivre qui brillait là-bas, sur la porte. Fatiguée d’être sur les genoux, elle s’allongea, le menton dans les mains, le regard toujours fixe. Et, comme rien n’arrivait, elle poussa un soupir. Elle n’eût pu dire si elle espérait ou redoutait la venue de ce quelque chose de nouveau que lui avait promis Rouletabille. Des heures s’écoulèrent. Rouletabille la sentait frissonner d’angoisse et d’impatience.

Quant à lui, il n’avait point espéré qu’il se passerait quelque chose avant les premières lueurs du jour, moment où chacun sait que le sommeil de plomb est vainqueur de toutes les veilles et de toutes les insomnies. Et, en attendant cette minute-là, il n’avait pas plus bougé qu’un magot de Chine ou que le cher petit domovoï-doukh de porcelaine, dans le jardin. Enfin, il se pouvait très bien que ce ne fût point pour cette nuit-là. Soudain, la main de Matrena se posa sur celle de Rouletabille. Celui-ci la lui emprisonna et la lui serra si fort que Matrena comprit qu’il ne lui permettait plus un mouvement. Et tous deux avaient le cou tendu… les oreilles dressées, comme des bêtes… comme des bêtes… à l’affût… Oui… oui… il y avait un petit bruit dans la serrure… Une clef tournait… doucement… doucement dans la serrure ; et puis, le silence… et puis un autre petit bruit, un grincement, un léger crissement d’acier… là-bas sur le verrou… sur le verrou qui brille… Et le verrou, tout doucement… tout doucement, sur la porte, glissa tout seul… tout seul… Et puis, la porte fut poussée lentement… si lentement… entr’ouverte… et, par l’ouverture… l’ombre d’un bras… s’allongea… s’al…lon…gea… un bras au bout duquel il y avait quelque chose qui brillait… Rouletabille sentit Matrena prête à bondir… il l’entoura, il l’étreignit de ses bras, il la brisait en silence… et il avait une peur horrible de l’entendre soudain hurler pendant que le bras… s’allongeait… touchant presque le chevet du lit où le général continuait de dormir un sommeil de paix que depuis longtemps il ne connaissait plus…