Page:Leroux - Rouletabille chez le Tsar.djvu/60

Cette page a été validée par deux contributeurs.
54
L’ILLUSTRATION

— Les épingles !… d’abord… les épingles !…

Rouletabille se laissa glisser légèrement du lit et, en face d’elle, mais regardant autre chose qu’elle :

— Il faut que vous sachiez que l’on va, peut-être tout de suite, recommencer le coup du bouquet !

Matrena se souleva avec une rapidité telle que l’on eût pu croire qu’elle avait senti une bombe dans le creux de son fauteuil. Elle s’y laissa retomber cependant, obéissant au regard énergique de Rouletabille qui lui commandait l’immobilité.

— Recommencer le coup du bouquet, murmura-t-elle dans un souffle haletant, mais il n’y a plus une fleur dans la chambre du général !

— Du calme ! madame, et comprenez-moi et répondez-moi : Vous avez entendu le tic tac du bouquet, étant dans votre chambre ?

— Oui, les portes ouvertes, naturellement.

— Vous m’avez nommé les personnes qui étaient venues souhaiter une bonne nuit au général. À ce moment, il n’y avait pas de bruit de tic tac ?

— Non ! non !

— Pensez-vous que, s’il y avait eu un bruit de tic tac, ces personnes étant dans la chambre et parlant, vous auriez entendu ce bruit ?

— J’entends tout ! J’entends tout !

— Êtes-vous descendue en même temps que ces personnes ?

— Non ! Non ! je suis restée quelque temps auprès du général, jusqu’au moment où il a été profondément endormi ?

— Et vous n’entendiez rien ?

— Rien !

— Vous avez fermé les portes derrière les personnes ?

— Oui, la porte du grand palier. La porte de l’escalier d’office était condamnée depuis longtemps : elle a été fermée à clef par moi, moi seule ai la clef et, à l’intérieur de la chambre du général, il y a encore un verrou qui est toujours poussé. Toutes les autres portes des chambres avaient été déjà condamnées par moi. Pour pénétrer dans les quatre pièces du premier il fallait déjà passer par la porte de ma chambre qui donne sur le grand palier.

— Parfait. Donc, personne n’a pu entrer dans l’appartement. Il n’y avait dans l’appartement, depuis deux heures au moins, que vous et le général, quand le mouvement d’horlogerie s’est fait entendre. D’où cette conclusion qu’il n’y a que le général et vous qui avez pu « remonter » ce mouvement-là !

— Que voulez-vous dire ? demanda Matrena abasourdie.

— Je veux vous prouver par l’absurde, madame, qu’il ne faut jamais… jamais… vous entendez, jamais… se baser uniquement pour raisonner sur les apparences extérieures les plus évidentes, quand ces apparences vont à l’encontre de certaines vérités morales qui sont claires comme la lumière du jour. La lumière du jour pour moi, madame, est que le général n’a point envie de se suicider et surtout qu’il ne choisirait point cet étrange mode de suicide par l’horlogerie… la lumière du jour pour moi est que vous adorez votre époux et que vous êtes prête à lui sacrifier vos jours.

— Sur-le-champ ! s’exclama Matrena, dont les larmes, toujours prêtes pour les grandes émotions, jaillirent… Mais, vierge Marie ! Pourquoi me parlez-vous ainsi sans me regarder ?… Qu’y a-t-il ?… Qu’y a-t-il ?…

— Ne vous retournez pas !… Ne faites pas un mouvement !… Vous entendez !… pas un mouvement !… et parlez bas, très bas !… et ne pleurez pas, pour l’amour de Dieu !…

— Mais vous dites… tout de suite… le coup du bouquet !… Allons chez le général !…

— Pas un geste !… et continuez de m’écouter sans m’interrompre… dit-il encore en se penchant à son oreille, toujours sans la regarder. C’est parce que cela était pour moi la lumière du jour, que je me suis dit : « Il est impossible qu’il soit impossible qu’un troisième personnage n’ait pas apporté la bombe dans le bouquet ! On doit pouvoir entrer chez le général, même quand le général veille et que toutes les portes sont fermées. »

— Oh ! ça, non ! on ne peut entrer !… je vous le jure.