Page:Leroux - Rouletabille chez le Tsar.djvu/59

Cette page a été validée par deux contributeurs.
53
ROULETABILLE CHEZ LE TSAR

la véranda. Pendant tout le temps du dîner, il faut que la porte du petit salon, et celle de l’office, et celle de la véranda donnant sur le grand salon restent ouvertes tout le temps. Vous m’avez compris ? Aussitôt que vous aurez donné ces ordres, vous monterez dans la chambre du général et vous ne quitterez pas le chevet du général, face au chevet. Vous descendrez dîner quand il sera servi et ne vous occuperez plus de rien.

Ce disant, il bourrait une pipe ; il l’alluma avec une sorte de soupir de soulagement, et, après un dernier ordre à Matrena : « Allez ! », il descendit dans le jardin fumer à pleines bouffées. On eût dit qu’il n’avait pas fumé de pipe depuis huit jours. Il paraissait non point réfléchir mais se récréer. Et, de fait, il joua comme un fou avec Milinki, le petit chat aimé de Matrena, qu’il poursuivit jusque derrière les serres, jusque dans le petit kiosque qui, élevé sur pilotis, dressait son toit de chaume aigu au-dessus du panorama des Îles, que Rouletabille resta à contempler en artiste qui a des loisirs.

Le dîner où se retrouvèrent Matrena, Natacha et Rouletabille, fut assez gai. Le jeune homme ayant déclaré qu’il était de plus en plus persuadé que tout le mystère du coup du bouquet était tout simplement dans un coup de la police, Natacha renchérit sur son opinion, et, dès lors, ils se trouvèrent d’accord sur tout. En lui-même, le reporter, pendant cette conversation, cachait une réelle épouvante, qui lui venait de la tranquillité cynique et maladroite avec laquelle la jeune fille accueillait tout propos accusant la police et tendant à faire croire que le général ne courait plus aucun danger immédiat. En somme, il travaillait, ou tout au moins croyait travailler à dégager Natacha comme il avait dégagé Matrena, de telle sorte que s’érigeât la nécessité absolue de l’intervention d’un tiers, même dans les faits relevés si soigneusement par Koupriane où Matrena et Natacha semblaient avoir passé seules matériellement. À entendre Natacha, Rouletabille commençait à douter et à frissonner comme il avait vu douter et frissonner Matrena. Plus il se penchait sur cette jeune fille, plus il avait le vertige. Quel abîme obscur que cette Natacha !

Aucun fait intéressant ne se passa pendant le dîner. À plusieurs reprises, malgré l’impatience que lui en montrait Rouletabille, Matrena était montée auprès du général. Elle redescendait en disant :

— Il est calme. Il ne repose pas. Il ne veut rien. Il m’a dit de lui préparer son narcotique. C’est malheureux ! Il a beau dire, il ne peut plus s’en passer !

— C’est toi, maman, qui devrais prendre quelque chose pour te faire dormir ; on dit que la morphine, c’est très bon !…

— Moi ! fit Rouletabille, dont la tête, depuis quelques instants, oscillait et appesantissait tantôt sur une épaule et tantôt sur l’autre, je n’aurai point besoin de narcotique pour dormir. Et, si vous me le permettez, je vais gagner mon lit tout de suite !…

— Eh ! mon cher petit domovoï-doukh, je vais vous porter dans mes bras.

Et Matrena avança ses gros bras ronds prêts à prendre Rouletabille comme elle eût fait d’un bébé.

— Non ! Non ! Je monterai bien tout seul, grogna Rouletabille en se soulevant et paraissant avoir honte de sa faiblesse.

— Eh bien, accompagnons-le toutes les deux jusqu’à sa chambre, dit Natacha, et je souhaiterai bonne nuit à papa. Moi aussi j’ai hâte de me reposer. Une grande nuit nous fera du bien à tous. Ermolaï et gniagnia veilleront avec le schwitzar dans la loge. Voilà qui est tout à fait raisonnable.

Ils montèrent tous trois. Rouletabille n’alla même pas voir le général et se jeta sur son lit. Natacha se montra gaie avec son père, l’embrassa dix fois et descendit. Derrière elle, Matrena suivit, ferma portes et fenêtres, remonta fermer la porte du palier et trouva Rouletabille assis sur son lit, les bras croisés, et ne paraissant plus avoir envie de dormir du tout. Enfin sa physionomie était si étrangement pensive que l’inquiétude de Matrena, qui n’avait rien compris aux faits et gestes du jeune homme, au cours de cette journée, s’en trouva encore augmentée du coup.

— Mon petit ami, fit-elle à voix basse, me direz-vous, enfin ?

— Oui, madame, répondit-il aussitôt, asseyez-vous dans ce fauteuil et écoutez-moi. Il y a des choses qu’il faut que vous sachiez tout de suite, car l’heure est grave.