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ROULETABILLE CHEZ LE TSAR


VI

LA MAIN MYSTÉRIEUSE


Après le départ de Matrena, Rouletabille leva le nez du côté du jardin. Il n’y avait plus de maréchal de la cour, ni d’officiers. Les trois hommes avaient disparu. Rouletabille voulut savoir tout de suite où ils étaient passés. Il s’avança rapidement jusqu’à la grille et vit disparaître au bout de la route la calèche du maréchal de la cour. Quant aux deux officiers, Ermolaï lui fit comprendre par gestes qu’ils étaient sortis ensemble quelques instants seulement après le départ du maréchal. Rouletabille se mit en chasse, releva leur trace sur la terre molle du chemin et bientôt il entra dans l’herbe. À cet endroit, la piste, à cause des fougères foulées, était très facile à suivre. Il marchait courbé vers la terre, sur ces traces sensibles qu’il méprisait cependant si profondément, comme conduisant à toutes sortes d’erreurs judiciaires et autres, et qui le conduisirent cependant à cette chose qu’il cherchait. Un bruit de voix lui fit lever la tête et aussitôt il se jeta derrière un arbre. À une vingtaine de pas de là, Natacha et Boris semblaient avoir une conversation des plus animées. L’officier se tenait haut et droit devant elle, le sourcil froncé, le regard hostile. Sous la capote d’uniforme dont il était enveloppé, manteau dont il n’avait point passé les manches, et qu’il avait ramené sur sa poitrine, Boris avait les bras croisés. Toute son attitude marquait la hauteur, l’orgueil froissé. Natacha lui tenait des propos précipités, le plus souvent à voix basse. Parfois, un mot russe éclatait et elle se reprenait à parler plus bas. Enfin, elle se tut, et Boris, après un court silence, qu’il avait employé à réfléchir, prononça distinctement ces mots français dont il détacha, comme pour leur donner plus de force, toutes les syllabes :

— Vous me demandez une chose effroyable !…

— Il faut me l’accorder, dit la jeune fille avec une singulière énergie, vous entendez, Boris Alexandrovitch ! Il le faut.

Et son regard, après avoir fait le tour des choses autour d’elle et n’y avoir rien découvert de suspect, se reporta soudain, très tendre, sur l’officier, cependant que sa bouche murmurait : « Mon Boris ! »… Il arriva aussitôt que l’autre ne sut résister ni à la douceur de cette voix, ni au charme captivant de ce regard. Il prit une main qui se tendait vers lui et la baisa passionnément. Et ses yeux fixés sur Natacha disaient qu’il accordait tout ce qu’on voulait et qu’il s’avouait vaincu. Alors, elle lui dit, toujours avec ce regard adorable : « À ce soir ! » Et l’autre répliqua : « Oui ! Oui !… À ce soir ! À ce soir ! » Sur quoi Natacha retira sa main, fit signe à l’officier de s’éloigner, et celui-ci lui obéit. Natacha resta là encore quelque temps plongée dans ses réflexions. Rouletabille avait déjà repris hâtivement le chemin de la villa. Matrena Pétrovna guettait sa rentrée, assise sur la première marche du palier du grand escalier qui donnait dans la véranda. Aussitôt qu’elle le vit, elle courut à lui. Il était déjà dans la salle à manger.

— Personne dans la maison ? demanda-t-il.

— Personne. Natacha n’est pas rentrée, et…

— Votre belle-fille va rentrer. Vous lui demanderez d’où elle vient, si elle a vu les officiers, et, dans le cas où elle vous répondrait qu’elle les a vus, si ceux-ci lui ont dit qu’ils reviendraient ce soir.

— Bien, petit domovoï-doukh. Les officiers sont partis sans que je sache comment…

— Ah ! interrompit Rouletabille, avant qu’elle arrive, donnez-moi toutes ses épingles à chapeau.

— Hein ?

— Je dis, toutes ses épingles à chapeau. Vite !…

Matrena courut à la chambre de Natacha et en revint avec trois épingles énormes, à têtes et à cabochons gracieusement travaillés.

— C est tout ?