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L’ILLUSTRATION

tivement ce qui se passait dans le jardin. Ermolaï venait de descendre de la villa et traversait le jardin, allant à la rencontre d’un personnage en uniforme que le jeune homme reconnut immédiatement pour être le grand maréchal de la cour qui l’avait introduit auprès du tsar. Ermolaï avait dû lui dire que la générale procédait au coucher de son maître, car le maréchal s’en fut au fond du jardin où il trouva Michel et Boris, qui causaient dans le kiosque. Ils se tinrent quelque temps tous trois, debout, après les salutations, devant une table où le général et la générale, quand ils étaient en famille, dînaient quelquefois. En causant, le général jouait avec une boîte de carton blanc, liée par une ficelle rose. À ce moment, Matrena, qui n’avait pu résister au désir de causer un instant avec Rouletabille et de lui communiquer son allégresse, rejoignit le jeune homme.

— Petit domovoï, fit-elle, en lui mettant la main sur l’épaule. Vous n’avez pas regardé de ce côté ?

Elle lui montrait, à son tour, la salle à manger.

— Non ! Non ! Je vous ai vue, madame, et je suis suffisamment renseigné.

— Parfaitement ! Rien… On n’a pas travaillé !… On n’a pas touché au plancher !… Je savais bien !… Je savais bien !… C’est épouvantable ce que nous avons fait là… Mais vrai, me voilà bien soulagée, et heureuse… Ah ! Natacha ! Natacha ! ce n’est pas en vain que je t’ai aimée. (Elle prononça ces mots avec un accent d’une grande beauté et sincérité tragique.) Quand je l’ai vue partir, mon cher petit, ah ! j’ai eu les jambes cassées. Quand elle a dit : « J’ai oublié quelque chose, je reviens tout de suite », j’ai cru que je n’allais plus avoir la force de faire un pas, un seul… Mais, je suis bien heureuse, quel poids de moins sur la poitrine, sur le cœur, cher petit domovoï… à cause de vous ! à cause de vous !

Et elle l’embrassa, et se sauva comme une vraie folle, rejoignant son poste auprès du général.

NOTES DU CARNET DE ROULETABILLE :

L’affaire de la petite cachette du parquet à laquelle on n’a point travaillé ne prouve rien pour ou contre Natacha (quoi qu’en pense cette excellente Matrena Pétrovna). Natacha peut très bien avoir été avertie par le trop grand soin avec lequel la générale gardait le parquet, y revenant sans cesse et remuant trop souvent le tapis ; elle peut aussi avoir été avertie par la facilité soudaine qu’on lui donnait de travailler à la cachette du parquet. Mon opinion, depuis que j’ai vu Matrena, pour la première fois, remuer le tapis sous le fauteuil du général sans aucune précaution sérieuse, est qu’on a abandonné définitivement la préparation de cet attentat et qu’on s’est rendu compte que la mèche en était éventée. Ce dont Matrena ne se doute pas, c’est que le piège tendu par moi, pendant la promenade à la pointe, l’était surtout contre elle ! Je savais à l’avance que Natacha devait s’absenter pendant la promenade ; et, cependant, je n’attendais rien de nouveau du côté de Natacha qui n’est pas une enfant ; mais j’avais besoin d’être sûr que Matrena ne détestait point Natacha et que ce n’était pas elle qui avait simulé les préparatifs d’attentat du parquet, dans des conditions telles qu’on était conduit à accuser sa belle-fille… Et de cela, je suis sûr maintenant ; elle en est innocente, la pauvre chère âme. Si Matrena était un monstre, l’occasion était trop belle. L’absence de Natacha, sa présence insolite d’un quart d’heure dans la solitude de la villa, tout devait pousser Matrena, que j’avais envoyée seule à la recherche de la vérité sous le tapis de la salle à manger, à enlever les derniers clous de la lame du parquet si elle était réellement coupable d’avoir enlevé les premiers. Et Natacha était perdue ! Matrena est revenue sincèrement, tragiquement heureuse de n’avoir rien trouvé de nouveau, et maintenant j’ai la preuve matérielle qu’il me fallait. Moralement et physiquement Matrena est dégagée. Et je vais pouvoir lui parler du trou d’épingle. Je crois que de ce côté-là ça presse autrement que du côté des clous du plancher.