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ROULETABILLE CHEZ LE TSAR

qu’on le montât dans sa chambre, Féodor Féodorovitch demanda cinq minutes de répit. Matrena Pétrovna lui fit servir, sur sa demande, une légère collation. À la vérité, la bonne dame grelottait d’impatience et n’osait plus un geste sans consulter du regard Rouletabille. Pendant que le général s’entretenait avec Ermolaï qui lui passait son thé, Rouletabille fit à Matrena un signe qu’elle comprit tout de suite. Elle rejoignit le jeune homme dans le grand salon.

— Madame, lui dit-il, rapidement, à voix basse. Vous allez tout de suite voir ce qui s’est passé là !

Et son doigt lui montrait la salle à manger.

— Bien !

Elle faisait pitié à regarder.

— Allons, madame, du courage !

— Pourquoi ne venez-vous pas avec moi ?

— Parce que, madame, j’ai autre chose à faire ailleurs. Donnez-moi les clefs du premier…

— Non ! Non !… Pourquoi faire ?…

— Pas une seconde à perdre, au nom du ciel !… Faites ce que je vous dis de votre côté et laissez-moi faire du mien !… Les clefs ! Allons, les clefs !…

Il les lui arracha plutôt qu’il ne les prit, lui montra une dernière fois la salle à manger, d’un tel geste de commandement qu’elle n’y résista pas. Elle entrait, chancelante, dans la salle à manger, tandis qu’il s’élançait vers le premier étage. Ce ne fut pas long. Il ne prit que le temps d’ouvrir les portes, de jeter un regard dans la chambre du général, un seul !… et de revenir, en laissant échapper ce cri joyeux, emprunté à sa science très restreinte et toute neuve du russe : « Caracho ! (Très bien !) »

Comment Rouletabille, qui n’avait pas mis une demi-seconde à examiner la chambre du général, pouvait-il être à ce point certain que tout allait très bien de ce côté, quand il fallait à Matrena — et cela combien de fois par jour ! — au moins un quart d’heure de furetage dans tous les coins pour arriver à se tranquilliser très approximativement elle-même chaque fois qu’elle pénétrait chez son mari ? Si cette chère héroïque dame eût assisté à cette « rapidité d’information », elle en eût reçu une telle secousse qu’elle n’eût point manqué, toute sa confiance perdue, de faire revenir immédiatement Koupriane et ses agents, doublés du personnel de l’Okrana (police secrète)… Rouletabille, déjà, rejoignait le général en sifflotant. Féodor et Ermolaï étaient en grande conversation nationale sur le pays d’Orel. Le jeune homme n’eut garde de les en distraire. Et, bientôt, réapparut Matrena. Il la vit entrer radieuse ; il lui remit ses clefs, qu’elle prit machinalement. Elle était toute à sa joie et ne parvenait pas à la dissimuler. Le général lui-même s’en aperçut et lui demanda ce qu’elle avait.

— C’est le bonheur que j’éprouve de notre première sortie, depuis notre arrivée aux Îles, expliqua-t-elle. Et, maintenant, il faut monter vous reposer, Féodor ; vous passerez une bonne nuit, j’en suis sûre.

— Je ne dormirai que si vous dormez. Matrena.

— Je vous le promets. C’est une chose possible depuis que nous avons notre cher petit domovoï. Vous savez, Féodor, qu’il fume la pipe tout à fait comme le cher petit domovoï de porcelaine.

— Il lui ressemble, il lui ressemble, dit Féodor ; cela nous portera bonheur, mais je veux qu’il dorme, lui aussi.

— Oui, oui, sourit Rouletabille, tout le monde ici dormira. C’est la consigne. On a assez veillé. Depuis que la police est partie, on peut dormir, croyez-moi, général.

— Eh ! eh ! je vous crois, ma foi, bien. Il n’y avait qu’eux dans la maison capables de faire le coup du bouquet. Maintenant, j’y ai bien réfléchi et je suis tranquille. Et puis, n’est-ce pas, quoi qu’il arrive, il faut dormir. À la guerre comme à la guerre, Nichevô !

Il serra la main de Rouletabille, et Matrena Pétrovna mit, selon son habitude, Féodor Féodorovitch sur son dos et le grimpa dans sa chambre. Pour cela encore, elle ne voulait que personne l’aidât. Le général embrassait sa femme dans le cou pendant cette ascension et riait comme un enfant. Rouletabille resta dans le hall, examinant atten-